Révolution au Liban

Moment d'Histoire, quinze jours qui ébranlèrent le Liban


Témoignage de celui qui ne fait que passer

Le Pays des Cèdres, prisme confessionnel

Tripoli, symbole de la contestation
Parcourir un atlas suffit pour comprendre que le Liban au cœur des pulsations du monde depuis plusieurs millénaires ne peut pas être une simple carte postale. Voie de passage stratégique dans cette région fertile les Phéniciens n’eurent pas la vie facile. Assauts  égyptiens, grecs ou romains, des siècles de domination ottomane, des voisins agités aux revendications territoriales toujours pressantes… Pendant quinze ans la désolation d’une guerre civile meurtrière entre chrétiens et musulmans, le conflit avec Israël joué sur son territoire via le Hezbollah, l’importation du conflit syrien au nord Liban entre sunnites et chiites il y a peu encore… Des centaines de milliers de morts, de déplacés. Et les partis sunnites, chrétiens, chiites, druzes, alaouites continuent d’exiger comme seul mode de gouvernance l’équilibre communautariste au sein d’un gouvernement souvent fantôme. Ce Liban-là, puzzle machiavélique où chaque pièce ne peut se compléter, ce Liban-là est celui qui nourrit mes pensées.

Jusqu’à ce jour d’octobre 2019…

Un certain 17 octobre 2019

Paris vendredi 18 octobre, dernier bouclage de valise avant le décollage le lendemain pour Beyrouth. Flash sur les chaînes d’info, déferlement de violences depuis jeudi au Liban. Pardon ? Pour des augmentations de taxes sur WhatsApp !! Contact pris avec nos amis sur place, oui la situation est instable, il est préférable de retarder notre venue. Pour un premier voyage au Liban on aurait pu espérer mieux, quelques heures passées à scruter les news mais finalement décision est prise, pas de changement à nos plans.

Beyrouth, la révolution en chantant
Voyage tranquille le samedi, avion quasi déserté. Le taxi à la sortie de l’aéroport Rafic Hariri après quelques gymkhanas et détours pour éviter les blocages –mais pas de quoi inquiéter des français rompus à ce jeu pour cause de gilets jaunes- nous dépose quartier Mar Mikhael chez notre hôte, Samer est désolé de nous recevoir en cette période. Satisfait quand même que nous soyons là, toutes ses réservations annulées.

Premier déplacement en soirée vers la place des Martyrs par la rue Gouraud. Violences ? Si les chants, les rires, les cafés débordant sur les trottoirs sont violences, alors oui. Image au bout de la perspective, l’immense croix éclairée au sommet de la cathédrale maronite Saint Georges s’inscrit au milieu des minarets de la mosquée Mohammad Al Amine.

Beyrouth, la puisance du peuple
Quelques pas supplémentaires et une seule clameur, un seul drapeau –ou plutôt des milliers- devant la mosquée, place immense délimitée au nord par la statue des Martyrs. Dizaines de milliers de beyrouthins déambulant calmement dans cette douce nuit d’automne. Premier choc, sensation inédite pour un français. Quand avez-vous vu à Paris ou ailleurs une telle fraternité s’exprimer fermement sans aucun heurt encore à 23h ? Et première réponse aussi venue d’un manifestant à l’oreille collée à son smartphone, les libanais utilisent en permanence WhatsApp solution gratuite en réponse au coût élevé des télécommunications, alors cette taxe, la sacrée goutte qui fait déborder les vases. Tiens, cela me rappelle quelque chose !

Dimanche tranquille à Beyrouth

Beyrouth, les femmes étandard
En ce 20 octobre 2019, musées, souks, magasins tout est fermé. L’espace autour de la mosquée magnétise notre marche mais cette fois c’est une foule compacte, difficile à traverser. Et là toute comparaison avec les gilets jaunes tourne court. La multitude non violente bien sûr, la jeunesse ensuite mais surtout la place des femmes. Et beaucoup d’émotion, Ahmad installé à Riyad dit n’en pas croire ses yeux, jamais il n’avait imaginé cela possible, un rassemblement sous un unique drapeau, aucun étendard partisan ! Même l’histoire de mon pays est impossible à enseigner me dit-il, chaque camp déployant son propre récit. Extraordinaire.

Tsunami puissant, les pancartes déployées par les manifestants parfois en anglais, portent l’incessante clameur.  Voleurs, rendez-nous notre argent, honte aux corrompus, démission, justice… Même Martin Luther King participe avec son fameux We need leaders not in love with money but in love with justice. Not in love with publicity but in love with humanity. La question du leadership est visible, forte. Cette manifestante exprime sa colère, pensez-vous réellement que l’incurie de la distribution de l’électricité soit une question sunnite ou chiite ? Les libanais en sont là, et las. Ils n’en peuvent plus martèle-t-elle. Que ces politiques déguerpissent et que ceux qui doivent être jugés le soit. Cette foule exaspérée est calme, déterminée voire radicale. Place des Martyrs transformée en sit-in  24h sur 24 la jeunesse dit non au Liban guerrier, réclame le désarmement des milices. J’aime la vie, laissez-moi vivre en paix hurle cette jeune femme entonnant un Bella Ciao en arabe, hymne devenu culte au Liban. 

Des centaines de milliers de personnes dans les rues de Beyrouth, mais oui c’est un dimanche tranquille. Si les rues menant aux ministères, au parlement sont cadenassées (barrières, barbelés…), l’air est libre, l’espace est libre. Point d’uniforme à proximité des manifestants, aucun relent de gaz lacrymogène. La société libanaise expose une extraordinaire maturité, conscience collective de ce virage réclamé, nous voulons un Liban prospère, nous sommes avant tout une Nation.

Les jours se suivent et se ressemblent

Beyrouth, la jeunesse dans la rue
Grève générale reconductible dans tout le pays. Banques, écoles, entreprises, commerces, musées… à nouveau tout est clos. Beyrouth ville morte, enfin pas partout, les beyrouthins toujours dans la rue portent leur drapeau comme bouclier protecteur contre le communautarisme. Thawra, thawra peut-on entendre –révolution-. Le Hezbollah ne s’y trompe pas, son chef Hassan Nasrallah ressort les manœuvres dilatoires agitant le spectre du retour à la guerre civile, activant les peurs primaires des chiites. Enfoncer un coin dans la détermination des manifestants, briser l’unité. Mais la rue tient, aucun essoufflement même dans les régions qu’ils contrôlent. Faut-il qu’ils soient installés confortablement sur leur piédestal pour que le Président Michel Aoun ou le Premier ministre Saad Hariri puissent imaginer que leurs discours, même teintés d’emphase montés sur des trémolos percutent une société civile en ébullition. Certains ministres démissionnent, enfin une accalmie ? Que nenni, d’une seule voix la clameur enfle tous cela veut dire tous, les panneaux hurlent  kellon ya3ni kellon. Questionnant Samer si l’absence d’école pour ses fils ne lui faisait pas souci, quasi incompréhension de sa part. Ce moment est peut-être l’un des plus importants pour eux, qu’ils soient en première ligne pour un nouveau Liban, c’est ça l’école de la vie.

Les images fortes s’empilent, impossible de construire une hiérarchie, à quoi bon tellement les libanais nous donnent une leçon. Si je devais malgré tout n’en retenir qu’une, la présence massive des femmes est spectaculaire. C’est une foule féminisée qui occupe l’espace, des jeunes femmes en T-shirt très majoritairement cheveux au vent -nous sommes à une encablure de la mer-, tout au long de mes déplacements au Liban je n’aurai croisé quasi aucune burqa. Asma m’explique qu’elle est fière d’être libanaise, aujourd’hui à la retraite elle a fait toute sa carrière dans les pays du Golfe affligée de ce qu’elle y a vu, pour elle il y a les femmes arabes libanaises et les autres. Asma parle d’égalité, d’autonomie, d’études, de postes à responsabilité. Pont intergénérationnel à l’unisson avec ces femmes rassemblées qui veulent vivre libres et dignement dans leur pays.

Un tabou vacille

Baalbek, le courage du peuple
23 octobre, il aura fallu toute l’habileté de Nabil pour déjouer les barrages qui fleurissent spontanément. Voitures, sit-in, motos, décharges de terre… tout est bon pour bloquer. Quelques rares éclats de voix, mais finalement les manifestants vous expliquent par où contourner ! Traversée de la plaine de la Bekaa pour atteindre Baalbek, bastion du Hezbollah. Hormis les panneaux d’affichage à l’effigie de leur leader l’emprise chiite semble discrète, des foulards plus nombreux mais pas de tchador, interdiction de la vente d’alcool dans les restaurants –étrange quand le plus beau temple de l’impressionnante cité antique est dédié à Bacchus- La grève générale se fait moins sentir, rares les magasins fermés. Mais soudain, en soirée, des vagues convergent vers l’avenue principale de facto bloquée à la circulation, ces mêmes vagues vues à Beyrouth, jeunes, féminines, déterminées. La canopée de drapeaux aux bandes rouges ondule au rythme des mêmes chants révolutionnaires. Leila me demande d’où je viens, elle aussi très surprise et galvanisée par cette unité. Aucun drapeau partisan, aucun drapeau jaune et vert du Parti de Dieu. C’est la première fois me dit-elle.

Rassemblement peut-être moins impressionnant qu’ailleurs, encore que Baalbek soit une ville moyenne, il n’en est pas moins inédit. Des milliers de libanais bravant les déclarations martiales du Hezbollah dans un de ses fiefs, impensable il y a peu encore. Défiance profonde à l’égard de tous les politiques. Et toujours kellon ya3ni kellon, tous cela veut dire tous.

Transmutation

24 octobre, Nabil toujours au volant traverse la vallée de la Bekaa, grenier à blé même si des cultures moins nourricières sont apparues ces dernières années. Enjambement du Mont Liban dans une cotonnade blanche, les camions kamikazes cherchent aussi la route. Descente parmi les cèdres plus que séculaires, cette fierté, ce drapeau symbole de l’unité d’un peuple. Puis se découvre de haut et de loin Tripoli, Tripoli la sulfureuse. La guerre syrienne s’est invitée, sunnites et chiites s’affrontent, attentats meurtriers, combats de rues. Et il y a moins de cinq ans.

Tripoli, l'unité
Difficile de manquer la Place Al Nour, rebaptisée Place de la Révolution. Contraste perturbant, pour y accéder vous apercevez des immeubles dévastés vestiges de ces conflits. Et soudain vous entendez une seule clameur, comme à Beyrouth par dizaine de milliers leur drapeau étendard, celui du Liban. Manifestation de leur appartenance à un pays, eux qui peut-être se sont combattus armes à la main. Ce mouvement est d’une incroyable puissance, un miracle. Femmes et hommes se succèdent à se disputer le micro sur le balcon d’un bâtiment détruit par la guerre –pied de nez de l’histoire- pour parler de leur vie, de leur détresse. Oui il faut que ça change. Une foule heureuse de communier ensemble et pourquoi pas autour d’un narguilé, de la révolution bien sûr. Pour que ça change, dehors les corrompus. Mais pour que ça change vraiment, dehors le communautarisme. Dans cette ville à  forte dominante sunnite l’unité est palpable car joyeuse. Et la musique devient lien gommant ces différences religieuses qui ont structuré cette région depuis des lustres. Sunnites, alaouites et chrétiens au même rythme frénétique d’un DJ sur cette place où une gigantesque sculpture forme le mot Allah. 

Il y aura un avant et un après.

Tripoli, la Nation

La surprise dans les yeux de ce jeune manifestant, de la confusion aussi, comment la révolution a pu en si peu de temps transformer ma ville me dit-il. Probablement pas d’explication, ou simplement une idée qui de fugace est devenue évidence, c’est ce système communautaire clientéliste qui nous enfonce dans la misère en nous éclatant. Le manque d'eau, le manque d'électricité, le chômage endémique sont à l'origine de ce mal-être, unis nous devons reprendre en main notre vie, nous exigeons que nos politiques soient à notre service.


Mais j’extrapole les réponses,  bien malin celui qui possède les clés de décryptage.

Forces centrifuges

28 octobre, vol de retour à Beyrouth prévu à 15 h, départ de Tripoli vers 6 h. La ville est quasi bouclée par les barrages, le taxi désespéré à force de demi-tours mais finalement au bout d’une heure trouve un trou de souris via un chemin improbable. Autoroute bloquée, panaches de fumée noire, mais descente sans encombre par la route de la côte jusqu’à Beyrouth.

Beyrouth, non à la corruption
Quel avenir ? Hier Nabil chez lui me montrait son tableau électrique. Impressionnant, il doit gérer trois sources différentes d’électricité pour espérer être alimenté 24h sur 24. Dont bien sûr un générateur personnel comme beaucoup de libanais. Intolérable, gaspillage, clientélisme, corruption, pollution… des mots durs, mélange de fatalisme et de révolte. Dimanche la chaîne humaine de Tripoli à Tyr, du nord au sud, marqua les esprits. Inventivité des manifestants, puissance. Dans les régions du Hezbollah des maillons se sont constitués, le courage.

Démission du Premier ministre Saad Hariri, Je démissionne en réponse à la volonté de beaucoup de Libanais qui sont descendus dans les rues pour demander du changement. Coup d’éclat, victoire des manifestants ou démission en faux-semblant ? En réponse le stratège du très puissant mouvement chiite, un état dans l’état disent certains, continue de discréditer et d’intimider les manifestants, non à ce qui n’est qu’un complot de puissances étrangères. Et toujours d’agiter le spectre de la guerre civile. Asma me faisait part de sa vie à Beyrouth pendant cette guerre, difficile de s’approvisionner, ni eau ni électricité. Cela signifie pas de réfrigérateur par 40°, être obligée de sortir quotidiennement la peur au ventre. Et pendant de longues années. Plus jamais ça, Asma est revenue vivre dans son pays et veut vivre en paix.

Tripoli, la révolution pour nos enfants
Quel avenir ? Impossible d’y répondre pour celui qui ne fait que passer, simplement une profonde espérance. Qu’une personnalité soit capable d’embrasser cette volonté exprimée par des centaines de milliers de libanais, nous sommes une Nation, nous voulons des politiques à notre service qui nous soient utiles. Qu’elle soit capable de transcender ces clivages ancestraux pour réconcilier les communautés, faire un Liban en paix avec lui-même. Il faudra beaucoup de courage à ce briseur d’archaïsme, l’émiettement communautariste reste un fonds de commerce fleurissant.

Mes pensées lors du décollage vont vers tous les libanais que j’ai  croisé convaincu d'avoir traversé un moment d'Histoire, bouleversé je l’ai été par cette force venue du fond des cœurs.



La révolution en images


Texte et photographies de Jean-Paul DROZ
Mis en ligne le 15 novembre 2019





Evènements à suivre:

Lettre d'Emilie Sueur, rédactrice en chef du quotidien libanais L'Orient-Le Jour, vendredi 06 décembre 2019

Il était clair, dès le début, dès le premier jour, que l’affaire ne serait pas simple. On ne peut changer fondamentalement tout un système de pouvoir calcifié depuis des décennies, en quelques nuits de mobilisation sur les places du Liban. Et ce d’autant plus quand ledit système s’accroche et manœuvre, de toutes ses forces, pour préserver ses délétères acquis. Que ce système laisse pourrir, de manière criminelle, une situation économique et financière dont le délitement avait commencé bien avant la révolte du 17 octobre.

Aujourd’hui, la pression sur cette rue qui s’est soulevée, est colossale. Les retraités sont en situation de vulnérabilité accrue, les salariés du privé sujets à des coupes de salaire voire des licenciements, les restrictions bancaires s’aggravent. Les associations manquent de fonds et nombre de familles sombrent dans le désarroi, elles qui ne pouvaient compter que sur cette société civile pour pallier les manquements de l’Etat.

Aujourd’hui, et lors des trois jours qui nous séparent des consultations parlementaires contraignantes fixées à lundi pour désigner un nouveau Premier ministre, tous les regards seront tournés sur cette rue dont on observera la capacité de mobilisation, la détermination, alors qu’elle est la première touchée par la dégradation de la situation. Tous les regards seront sur ces manifestants qui se battent depuis des semaines pour un Liban meilleur, plus juste, face à des dirigeants qui ne pensent qu’à sauver les ruines d’un ancien monde désormais rejeté. 

Ces derniers jours, des Libanais, des pères de famille, ont mis fin à leurs jours, écrasés par le poids des dettes et l’absence d’espoir. Face à ces drames, le pouvoir n’a pas bougé d’un iota. Face à ces drames, la rue a affiché une formidable empathie, une extraordinaire solidarité.

Deux mondes se font face aujourd’hui. Celui, fort de centaines de milliers d’hommes, de femmes, de jeunes et de moins jeunes, qui veut construire un pays digne de ce nom, et celui qui ne pense plus qu’à sauver des meubles insauvables. Quitte à détruire une nation, quitte à détruire un pays.

Dans le bras de fer entre ces deux mondes, les jours à venir seront cruciaux.



Mis en ligne le 08 décembre 2019



De quelle violence parle-t-on?

Sanaa el Cheikh

Notre admiration devant la force, le calme des libanais déferlalnt dans les rues pour clamer leur espoir en une nation débarassée des scories du confessionnalisme, de l'affairisme et du clientélisme était toujours tempérée par la crainte de la réaction des partis au pouvoir. Après 90 jours de contestation nous y sommes et, hélas, vient le temps des violences devant l'extraordinaire refus de la caste dirigeante de répondre même un tant soit peu à cette clameur.


Emilie Sueur dans son édito de L'Orient Le Jour du 20 janvier revient sur les nécessaires perspectives. Maintenant il faut faire de la politique:

Certains ont posé, ce week-end, la question d’une infiltration, voire d’une instrumentalisation ou d’un détournement du mouvement de protestation populaire au Liban. Samedi, au premier jour du quatrième mois de révolte, la mobilisation avait commencé de manière pacifique avec des marches convergeant vers le Parlement. C’est là, en milieu d’après-midi, que le grand dérapage a commencé. Des manifestants ont jeté des projectiles sur les forces de l’ordre, qui ont dégainé tout l’arsenal répressif à disposition : canons à eau, gaz lacrymogène et balles en caoutchouc. Au bout de cette nuit de colère, l’on déplorait des centaines de blessés, dont certains graves.

Mais est-il primordial, finalement, de savoir qui sont ceux qui ont jeté la première pierre ? Des infiltrés, des affamés, des désespérés, des radicalisés? L’essentiel, aujourd’hui, est peut-être ailleurs. Hier, dans le centre-ville de Beyrouth, la grande majorité des manifestants ne s’est pas engagée dans des actes violents et ne soutient pas une stratégie d’escalade. Il n’en demeure pas moins que quelque chose a changé. Car aujourd’hui, 90 jours après le début du mouvement, nombreux sont les manifestants qui disent comprendre, même s’ils n’y adhèrent pas, la radicalisation du mouvement. Cette ‘compréhension’ n’était pas nécessairement d’actualité il y a un mois. La violence qui s’exprime, ces derniers jours, dans le cadre du mouvement de protestation, est le reflet d’une violence bien plus large subie par les Libanais.

Violence économique, alors que la crise touche de plein fouet tant de Libanais dont les salaires ont été amputés quand ils n’ont pas, purement et simplement, perdu leur emploi.

Violence de l’inflation, qui monte autant que la valeur de la monnaie nationale dégringole.


Violence des restrictions bancaires qui contraignent les déposants à mendier un accès, limité, à leurs économies, fruit d’une vie de travail et quasi seule ressource de survie dans un pays dépourvu de filet social digne de ce nom.

Violence, enfin, exercée par une classe politique qui reste éhontément sourde aux revendications et tourments du peuple. Pire encore, violence de ces politiques, impudents chiffonniers, qui continuent, sans même se cacher, leurs marchandages dignes d’un souk pour s’octroyer une plus grosse part d’un gâteau pourtant de plus en plus maigre et indigeste, au lieu d’avancer ne serait-ce qu’un début de plan pour sortir de la crise.
Des semaines durant, les Libanais ont répondu à cette violence multiforme par des manifestations pacifiques, avec une créativité, un courage et un humour remarquables.

Désormais, deux types de personnes manifestent : celles qui ont encore espoir de changer le pays, et celles qui n’ont plus rien à perdre, nous disait une manifestante ce week-end. Si ce sont ces derniers qui, désormais, vont faire pencher la balance du mouvement, alors oui, les terribles images de ce week-end sont appelées à se répéter.


La radicalisation violente du mouvement est-elle le meilleur, sinon désormais le seul moyen d’obtenir un changement ? Probablement pas.
Mais pour que le mouvement reste pacifique, il faut que la colère et la frustration soient canalisées à travers de nouvelles stratégies de protestation pacifiques, plus ciblées et plus efficaces, et que de nouveaux moyens de pression soient déterminés.
Ce n’est pas à la rue, qui a fait son boulot en se mobilisant depuis trois mois, qu’il faut demander de définir la forme, les formes, de cette nouvelle étape du mouvement aux portes de laquelle nous sommes.


Aujourd’hui, il est urgent, indispensable, que les organisations, mouvements et partis issus ou proches de la société civile, et qui sont synchrones avec les revendications du peuple, assument enfin le rôle qu’ils devraient jouer. Le temps des débats sous les tentes – formidables initiatives certes – est passé. Aujourd’hui, il s’agit de faire de la politique ; de s’engager ; de monter une ou des coalitions ; de produire un programme, des plans de sortie de crise, afin de mettre la pression sur ceux qui, aux commandes, ne produisent rien. De montrer qu’une alternative, du moins une force d’opposition, existe.


En un mot, il est urgent, pour ces organisations et partis, de ne plus se limiter à une activité relevant de l’associatif, mais de faire de la politique dans tout ce qu’elle a de plus noble.


Mis en ligne le 20 janvier 2020