Les photographes et l'humanisme


Percevoir en quoi  les photographes peuvent être humanistes, ou pas

Sabine Weiss : La Petite Egyptienne

Sabine Weiss est la dernière représentante de l’école humaniste française, qui réunit notamment Robert Doisneau, Willy Ronis, Edouard Boubat, Jean Dieuzaide, Brassaï ou Izis. Tel est le pitch de la présentation de l’exposition réalisée par le Jeu de Paume en hommage à Sabine Weiss à Tours (été 2016). J’ai fait avec plaisir un détour par le Château de Tours mais cette rétrospective de la vie d’une photographe sensible, inventive, talentueuse voire iconique ne m’a pas permis d’entrevoir un sens à cette expression énigmatique à mes yeux, l’école humaniste française.


Une école humaniste française ? Wikipédia parle d’un courant photographique ayant en commun un intérêt pour l’être humain dans sa vie quotidienne, mais suffit-il alors de photographier tout un chacun dans la rue pour devenir photographe humaniste ? Certes un français est l’inventeur de la photographie, mais la France est-elle seule détentrice de ce label humaniste ? En quoi ces photographes sont-ils les héritiers d’un puissant courant de pensée, l’humanisme? Sabine Weiss méfiante de cette catégorisation porte au demeurant un autre regard sur son propre travail préférant se voir comme une artisane.

Alors n’est-ce pas pure rhétorique, une fiction creuse type manipulation pour nous imposer un imaginaire artificiel, un roman national voire une filière commerciale ? L’humanisme, vieille bâtisse millénaire, ses piliers fondateurs se nomment doute, liberté, responsabilité, dignité, destinée, engagement, tolérance, universalisme, ouverture. A chacun son humanisme ?

Revenir aux sources de la photographie et percevoir en quoi les photographes dans leurs mille regards peuvent être humanistes, ou pas.


Revisiter l'histoire de la photographie avec le prisme de l'humanisme

Très largement connue et commentée dégageons de l’histoire de la photographie une nouvelle grille de lecture qui puisse nous aider dans notre quête, l'humanisme comme fil d'Ariane. Le 19ème siècle, creuset de ces grandes inventions impactant encore aujourd’hui nos vies, inscrira immédiatement la photographie dans le champ artistique et politique, source de polémiques passionnelles souvent violentes. A peine née, la photographie posera des questions toujours d’actualité. Racontons cette histoire...

L'exactitude, sa marque originelle

Nicephore Niepce

Si Nicéphore Niépce (1765-1833) est l’inventeur et l’auteur de la première photographie, de qualité technique médiocre faut-il le dire, le peintre Louis Daguerre (1787-1851) modifia profondément le procédé technique et mis au point le daguerréotype. Daguerre le dit lui-même, si cette technique doit marquer son temps, ce sera par la qualité des images produites. Il fit de l’exactitude la nouvelle marque de fabrique, l’exactitude, le mot est lancé. Déjà il y a 25 siècles lors d’un combat d’artistes, Zeuxis peint des raisins avec tant de vérité que des oiseaux furent abusés, cependant Parrhasius trompa les hommes avec le réalisme de son rideau. 

Daguerreotype

Officiellement le daguerréotype est présenté par François Arago (1786-1853) en 1839 sous l’égide de l’Académie des Sciences en présence de membres de l’Académie des Beaux-Arts, la réception par le public est inouïe. De par sa finesse extrême il est quasi hypnotique, au-delà de la réalité avec des détails même lointains dont l’œil ne soupçonnait pas l’existence. Un véritable abîme où il semble possible d’y tomber à l’infini, total vertige. Une nouvelle esthétique est née, esthétique qui perdure aujourd’hui comme l’engouement pour le photographe allemand Andreas Gursky  (1955) le montre.

Walter Benjamin (1892-1940) philosophe rapporte dans sa Petite histoire de la photographie (1931) à propos de la daguerréotypie On n’osait pas d’abord regarder trop longtemps les premières images qu’il produisait. On avait peur de la précision de ces personnages et l’on croyait que ces minuscules figures sur les images pouvaient nous apercevoir, tant l’on était impressionné par l’insolite précision, l’insolite fidélité des premières images daguerriennes.


La révolution du regard

daguerreotype : David Thoreau

La nature se dessinant elle-même avec un respect parfait des proportions la question se pose, cette exactitude, est-ce de l’art ? Réaction sévère, il est question de malheureux chefs-d’œuvre mécaniques sans âme !!! Mais le public ne s’en laisse pas conter, cette exactitude est l’exactitude de nos propres traits. Fulgurant développement des daguerréotypes, par milliers des images produites essentiellement des portraits de tout un chacun. Pouvoir fixer son image au delà du temps jadis faveur exceptionnelle, si vous avez un doute faites un détour lors de votre prochain voyage à Londres à la National Portrait Gallery où vous verrez l'absence remarquée du petit peuple parmi les milliers de portraits. Fascination pour ce nouveau miroir indélébile, syndrome de Narcisse, peut-être aussi la volonté farouche de laisser une trace de notre propre humanité. Si la vie dans l’au-delà n’est pas certaine, ne vaut-il pas mieux se prémunir de l’oubli tant la mémoire des visages des proches s’évapore avec le temps. Par milliers des soldats firent tirer leur portrait lors de la guerre de Sécession aux Etats-Unis, les envoyèrent chez eux avec peut-être ce fatalisme, souvenez-vous de moi. 

Rendez-vous avec l'éternité, la photographie comme anti-destin aurait pu écrire André Malraux.

Medium de la conscience de soi? Rupture anthropologique certainement, dans un même mouvement par ce nouveau médium jaillit une révolution du regard sur soi-même et une révolution du regard sur les autres. Maintenant non seulement pouvoir se confronter à ses propres traits mais surtout pouvoir se confronter aux traits d'un autre vivant à mille lieues dont on ignorait tout de lui quelques instants auparavant.

L’impartialité pour l’équité

Talbot : The Pencil of Nature

William Henry Fox Talbot (1800-1877), scientifique britannique breveta en 1841 le calotype, procédé moins précis mais plus facile d’utilisation, produisant des images sur négatifs donc reproductibles. Reproduire, instant miraculeux de la révélation de l’image émergeant doucement d’une feuille de papier blanc immergée dans son bain chimique. Dans son livre The Pencil of Nature (1844) premier traité illustré de photographies, William Henry Fox Talbot nous décrit avec la même impartialité comme il le dit lui-même, l’Apollon du Belvédère et un ramoneur. Exactitude + réalité = équité. Nouvelle équation sociale, la photographie au service indifférencié du riche et du pauvre. La photographie par nature démocratique ?

Anticipation de la tempête médiatique suite aux propos du peintre Gustave Courbet (1819-1877) et la présentation de son tableau Un enterrement à Ornans (1851) affirmant En concluant à la négation de l’idéal et de tout ce qui s’ensuit, j’arrive en plein à l’émancipation de la raison, à l’émancipation de l’individu et finalement à la démocratie. Et de marteler à coups de pinceaux  Le réalisme est, par essence, l’art démocratique.

William Henry Fox Talbot,  l’inventeur du magique révélateur chimique, le photographe de l’équité reproductible à l’infini.


Le révélateur chimique, révélateur de la lumière versus révélateur de la dignité humaine

David Octavius Hill

Intemporalité des photographies du peintre écossais David Octavius Hill (1802-1870) bien éloignées de toute inhumaine exactitude mécanique, proximité sensuelle effaçant le temps qui nous sépare. Comme une invite faite par le photographe nous entrons en communication avec le modèle, c’est non sans difficulté que nous pouvons quitter ce regard pénétrant. L’exactitude n’est plus celle de l’unique réalisme, de la qualité de reproduction mais celle d’une communion possible entre deux êtres. Au-delà de nos différences une certitude de notre appartenance à la lignée humaine, un nouvel universalisme. Non des portraits mais des images d’une humanité sans nom comme le précise Walter Benjamin. La qualité de la photo ne relève pas d’un intérêt pour un moment de l’histoire ou d’une nostalgie, sa finesse est celle de nos sentiments. D’aucuns diront dérive sentimentale ? Pourtant ces modèles, purs sujets de la photographie et certainement pas objets sont une véritable incarnation de la vie. Magie de la pose toujours longue cette connivence nécessaire entre le modèle et le photographe, cet investissement de chacun pendant ces longues secondes d’exposition pour un partage des sentiments.

David Octavius Hill bienveillant refuse toute souveraineté, s’efface pour laisser libre cours à nos échanges. Convergence de deux humains, le modèle et nous entrant en résonance.

Julia Margaret Cameron

L’inventivité sans limite, maintenant le collodion humide, procédé permettant d’obtenir des clichés d’une subtile graduation de gris, encore utilisé par des photographes contemporains. Julia Margaret Cameron (1815-1879) photographe britannique nous laisse des portraits cadrés serrés, un clair-obscur tout à la fois intense et profond, loin des lourds préjugés de l’époque où la qualité photographique se cherche encore dans la netteté, la précision de la reproduction. Au-delà de l’exactitude de l’apparence revendiquée par ses détracteurs, elle nous révèle une intériorité essentielle, miroir de l’expressivité humaine. La modernité s’émancipe de la technique pour devenir la modernité de la relation entre le photographe et le modèle, l’innovation tient de la tension dans cet échange, du respect dans cette confrontation, du souci d'autrui par un refus de l’artifice.

Démarche fondatrice et visionnaire de la première génération de photographes, David Octavius Hill et Julia Margaret Cameron comprendront que photographier demande avant tout une grande humilité pour permettre au modèle de dire voilà qui je suis. Nul caprice personnel, nous regardons ces images et notre surprise est grande, le temps est aboli.

L'émergence du champ social

John Thomson

Si les appareils photographiques toujours à chambre deviennent relativement portables, faire de l’usine, de la rue, de la campagne des espaces photographiques reste une opération complexe. Mais la question sociale, voire socialiste émerge fortement en cette période de profondes mutations. Fille de la révolution industrielle, la photographie devait témoigner des conséquences de ces bouleversements à l’image de la puissance évocatrice des Dickens, Hugo ou Zola.

La dignité de la rue londonienne...

John Thomson (1837-1921) photographe écossais, de retour d’un périple d’une dizaine d’années en Asie où il réalisa plusieurs centaines de clichés, s’associa au journaliste activiste Adolphe Smith (1846-1924). Ensemble ils firent une série d’articles et de photographies sur les conditions de vie des travailleurs pauvres à Londres, décrivant minutieusement des dizaines de petits métiers. Regroupé en recueils, Street Life in London revendique l’authenticité sociale, textes et photos ne faisant qu’un pour appréhender un monde féroce et injuste. John Thomson nous transmet les regards du ramoneur et de son fils, Adolphe Smith nous décrit minutieusement qui ils sont, leur condition de vie, le rapport à l’alcool, la demande du père à son fils de 10 ans de pouvoir voler de ses propres ailes…

Street Life of London

Textes et photos associés en un même document, le documentaire est né. Le photojournalisme témoin de son époque fait irruption inaugurant un genre majeur du 20ème siècle, leur éthique est celle du refus de l’asservissement de l’homme, leur pratique est celle de la rue, leur morale est celle de la véracité au service de l’humain hors de toute préoccupation esthétique. Jamais misérabilistes ou larmoyantes, encore moins nostalgiques ces photographies montrent la force de caractère de ces femmes et ces hommes de la rue face à la dureté de leur vie, de leur destin.

 John Thomson capte leur dignité d’être humain, Adolphe Smith clame sa foi en l’émancipation humaine.

... les combats de la rue new-yorkaise

Jacob Riis

Jacob Riis (1848-1914) photographe danois émigré à New-York à 21 ans. Confrontation violente avec la réalité, situation vécue humiliante, immersion dans les bas-fonds de la ville. Décidé à se battre avec des œuvres de charité pour une réforme profonde des conditions de vie, il donne une conférence Comment vit l’autre moitié  How the Other Half Lives, comprend le poids de la photographie pour augmenter l’impact de ses propos. Eradiquer la maladie, la pauvreté, les bidonvilles… son livre éponyme sorti en 1890 est son arme pour convaincre de la nécessité de réformes radicales et il y parvint avec des lois protectrices pour les mineurs, la destruction de taudis, la construction d’écoles...

Jacob Riis, la photographie comme argument incontestable de la vérité de son action.

Plus sur Jacob Riis

Lewis Hine

Lewis Wickes Hine (1874-1940) sociologue américain témoin de l’arrivée des immigrants à Ellis Island. Suivant leur parcours comme quasi esclaves dans des ateliers pouilleux, ses photographies montraient les choses qui doivent être corrigées. Pendant dix ans, Lewis Hine déploya une activité intense et risquée pour dénoncer le travail des enfants, véritable enquête très organisée sur leurs conditions de vie et de travail, leur santé, leur éducation. Pour autant, malgré des conditions de vie misérables, ces enfants sont debout fixant l'objectif pour affirmer leur personnalité.  De par sa charge émotionnelle, la publication choqua l’Amérique. Travaillant auprès du National Child Labor Committee, l’interdiction du travail des enfants fut le combat de sa vie.

Lewis Hine, la photographie comme puissant instrument du progrès social.

Plus sur Lewis Hine


Jacob Riss et Lewis Hine, photographient ce qu’ils voient pour changer le monde. Armés de ces documents photographiques qu’ils veulent preuves irréfutables, ils partent en croisade contre l’esclavage des enfants, démarche militante. Naissance d’une nouvelle exactitude, non pas l’exactitude technique voulue par Louis Daguerre, mais l’exactitude de la réalité sociale. La photographie comme preuve, une arme politique pour mieux témoigner, convaincre et agir.


L'angoisse du temps qui passe

Eugene Atget
Toujours la rue, mais celle de Paris, terrain de prédilection d’Eugène Atget (1857-1927), photographe français. Travailleur acharné, pendant trente ans il s’est donné comme projet de répertorier et de documenter tout ce qui fait une ville, une démarche d’inventaire envoutante. Sensible au temps qui passe, il s’attachera à mettre sur ses plaques en gélatino-bromure d’argent aux détails très fins les petits métiers qu’il voit disparaître, les façades menacées par l’urbanisme haussmannien. Solitaire, loin d’une visée militante, éloigné de toute considération sociale, Eugène Atget ne prend jamais parti. Il voit son monde s’effondrer alors comme un força il emmagasine les clichés pour que l’on puisse se souvenir. Patchwork mémoriel. Les prolos, mais aussi les bourgeois, les paumés, les vitrines, les portes cochères, les carrioles, les façades, les bordels, les rues désertes, les becs de gaz, les voitures… Boulimique avec trois mille clichés rien ne lui échappe, tout ce qui vit, tout ce que l’homme a construit, tout ce qui peut se perdre à jamais passe par son objectif. Capter les derniers rayons d’une lumière déclinante, visualiser les voix qui vont se taire, enregistrer les instants qui disparaissent quel que soit ces instants. Le ça a été de Roland Barthes (1915-1980), sémiologue français pour qui l’essence même de la photographie repose sur ce rapport au temps.

Eugène Atget, l’obsession d’être la mémoire mélancolique d’une humanité menacée d’être engloutie.


Les démiurges à l'assaut du réalisme...

Henrich Kuhn

Dans un même temps, Louis Daguerre, peintre, pensa son invention au service d’une nouvelle impulsion donnée aux arts tandis que François Arago, physicien, positionne cette invention dans le champ scientifique. Ce qui les rassemble, l’exactitude. Mais l’exactitude de la reproduction ne dissimule-t-elle pas l’absence d’idée ? Alors quand ce fut possible, la réaction ne se fit pas attendre. Dès 1880 les techniques permirent d’importantes manipulations en chambre noire avec des filtres spéciaux, des procédés à la gomme bichromatée, au charbon. Il fut possible de faire des retouches directement sur le négatif avec un pinceau ou par grattage… Photoshop avant l’heure certes complexe, mais laisser libre cours à son imagination fut une nouvelle respiration. Refusant la photographie documentaire, simple reproduction mécanique, certains artistes créèrent un courant, le pictorialisme (environ 1890-1915) avec la volonté affirmée d’ériger la photographie comme art autonome au sein des Beaux-Arts. Rejetant l’asservissement au réel, ces photographes interviennent manuellement dans l’acte de création, loin de la représentation fidèle et objective, pour laisser libre cours à leur subjectivité allant jusqu’au mimétisme de la peinture.

Celine Laguarde : Stella

Composition soignée, effets de lumière maîtrisés, travail inventif sur la matière, utilisation de gommes… la force plastique de ces photographes pictorialistes est indéniable. Force toujours présente comme en témoigne la vente en 2006 à près de 3 millions de dollars d’une photographie (The Pond-Moonlight 1904) des débuts pictorialistes d’Edward Steichen (1879-1973), photographe américain que nous retrouverons plus loin.


Leur farouche revendication d’appartenance au champ des Beaux-Arts leur a finalement rendu difficilement lisible, voire incompréhensible le statut même de la photographie. L'humain comme de la pâte à modeler, obsédés par l’idée de casser le réalisme au profit de la jouissance visuelle, ces photographes démiurges renouant avec l’allégorisme et le symbolisme déployèrent une mise en scène poétique du monde comme pour en masquer la violence.

Tout à leur propre activité créatrice, l’œil de l’artiste diffuse un supplément d’âme pour construire une humanité rêvée.

... et réaction de la straight photography

Alfred Stieglitz : L'entrepont
La manipulation lourde, la retouche au pinceau, le flou impressionniste lassent les photographes pictorialistes eux-mêmes. Alfred Stieglitz (1864-1946), photographe américain, pionnier du genre dès 1880, glisse progressivement vers un rendu plus fidèle dénué d’artifice. Evolution visible au travers de la très belle revue trimestrielle qu’il éditera en compagnie d’Edward Steichen de 1903 à 1907, Camera Work. Alfred Stieglitz réhabilitera un double respect, respect du médium que l’on ne trafique plus, respect de la personne humaine qu’il voit sombrer dans un modernisme matérialiste conquérant. Sa photographie L’entrepont, en rupture complète avec le pictorialisme qu’il diffuse pourtant simultanément, inscrit la superposition des classes sociales dans un savant cadrage géométrique imprimé en photogravure sur papier japon, une qualité exceptionnelle. Pablo Picasso (1881-1973) dira Stieglitz a compris ce qu’est la photographie. Les facettes aplaties en un seul plan façon cubisme du déséquilibre social ne pouvaient que l’interpeler.


Méprise ? Probablement car Alfred Stieglitz refusa de céder aux provocations de l’art moderne quitte à se fâcher avec ses amis (Francis Picabia, Marcel Duchamp, Man Ray…). Indépendant, sensible, combattant pour un art au service de l’âme, revendiquant le primat d’un regard affuté sur le monde, peut-être fut-il un photographe humaniste malgré lui.

Le moment de la pose, le moment authentique

August Sander : maneuvre
S’il est un photographe qui sait ce qu’il veut au-delà de la technique, il s’agit probablement d’August Sander (1876-1964), photographe allemand. Bien que le Leica, appareil au format 24x36, plus pratique et autorisant des temps de pose courts fût commercialisé dès 1925, Sander persévèrera avec sa chambre et ses poses à 3 ou 4 secondes. Paradoxe pour un photographe qui redécouvrant David Octavius Hill consacra sa vie au portrait. Refuser l’instantanéité n’est-ce pas refuser la spontanéité, le naturel, la personnalité vraie ? Si Hill n’avait pas le choix de la technique, lui Sander l’avait ! Il aurait pu shooter léger au 1/30ème de seconde et pourtant c’est avec son lourd matériel peu maniable qu’il réalisa des dizaines de milliers de clichés de ses contemporains.

Son fonds fut fortement endommagé mais six cent d’entre eux réunis en un recueil de sept volumes, Les Hommes du 20ème siècle, forment la chronique inachevée d’une société en mutation, de la République de Weimar jusqu’au national-socialisme.
August Sander : patissier

Si son œuvre colossale dresse un portrait de son Allemagne natale, chaque portrait reconnaissable entre mille se veut authentique, mais sans guimauve comme il le dit lui-même. Son choix technique devient sa marque de fabrique, c’est le modèle qui construit la photographie. Sander recadre la relation entre le modèle et le photographe au profit du modèle. Se déplaçant toujours chez lui, adepte de séances au temps long, il lui laissera aiguiser sa conscience face à l’objectif. Simplement lui permettre de choisir la bonne attitude qui lui corresponde le mieux pour dire qui je suis, sans commande ni injonction. Sans empathie ni compassion particulière non plus, aucune manipulation au profit d’une quelconque idéologie. Sander ne juge pas, ne prend pas parti, aucune trace de militantisme.


La participation active du modèle conscient d’être photographié fera de ce bref moment qu’est la pose un moment de vérité, sa vérité. August Sander avec humilité, respect du modèle qu’il veut sujet, nous permet d’accéder par la profondeur du regard et du corps à l’authenticité de leur personne.

Plus sur Sander et ici et TATE

L'instrumentalisation par le politique...

Farm Security Administration

La société américaine durement impactée par la Grande Dépression suite au krach de 1929 élit en 1932 Franklin Roosevelt (1882-1945) à la présidence des Etats-Unis. Faillites par centaines d’établissement bancaires, effondrement de la production industrielle avec ses treize millions de chômeurs, ses deux millions de sans-abris et ses innombrables soupes populaires, ruine des fermiers des Grandes Plaines mais aussi sécheresse et tempêtes de poussière (Dust bowl)… les espoirs mis dans le New Deal sont immenses. La Farm Security Administration (FSA), dans cette démarche interventionniste forte, fut le bras armé pour aider l’agriculture et le monde paysan à survivre et se restructurer profondément. Il ne suffisait pas de faire, il fallait faire savoir pour convaincre un Congrès parfois réticent et une opinion publique éprouvée. Au sein de la division de l’information, Roy Stryker (1893-1975), économiste, dirigea la section photographique de la FSA, 270 000 photographies produites en huit ans marquèrent l’histoire, autant de portraits humains d’une Amérique traumatisée.

Dorothea Lange : Life

Roy Stryker connaissait les travaux de Lewis Hine et sa photographie comme arme de persuasion massive, sous couvert d’objectivité il mit ses photographes au service de la véritable et seule finalité, convaincre les américains du bienfondé des réformes de Roosevelt. Des magazines comme Life, Look, Survey Graphic, de nombreux quotidiens, des galeries le relayèrent dans cette longue campagne de communication. Communication teintée quelque peu de propagande tant Roy Stryker seul maître à bord dans le choix des photographies n’hésitait pas à détruire à coup de poinçons les négatifs politiquement incorrects à ses yeux.

La FSA, soupçon de manipulation au profit d’une cause humaniste juste ?

Library of Congress

... mais regards personnels des photographes

Roy Stryker n’était pas photographe mais recrutant les meilleurs, certains clichés de cette grande campagne sont aujourd’hui icônes paradoxales de la Grande Dépression.  Pendant ces huit années Dorothea Lange, Walker Evans, Arthur Rothstein, Ben Shahn, Gordon Parks, Jack Delano ou Marion Post Wolcott entre-autres parcourent les Etats-Unis, saisissent ce qu’ils voient et construisent avec leurs sensibilités bien différentes une véritable encyclopédie humaine.

Walker Evans : Alabama
Walker Evans (1903-1975) photographe américain leader de cette équipe, il en impulsera le style. Accompagné de sa chambre à l’impeccable précision, Evans traitera de l’expérience quotidienne hors de tout imaginaire. Admirateur d’Eugène Atget la mémoire de Paris, connaissant le travail d’August Sander bien que les hommes ne se soient jamais rencontrés, son exigence première est de photographier les choses comme elles sont en se confrontant à la réalité brutale de notre monde. Avec son ami James Agee (1909-1955) journaliste et futur prix Pulitzer, ils s’investirent pendant l’été 36 en Alabama et vécurent auprès de trois familles blanches de métayers engluées dans la misère. Refus de l’apitoiement, aucun romantisme. Simplement un hommage sans pathos laissant à ces familles délaissées le soin de se présenter, ce sera le fermier qui proposera la composition de la pose.

Que pense Walker Evans de la politique de Roosevelt ? Ses photos ne le disent pas, aucune manipulation pour tordre la photo et arriver à ses fins mais frontalité et cadrage simple. Sa neutralité refuse le racolage, Walker Evans ne veut pas convaincre mais uniquement montrer des hommes conscients, tels qu’ils sont dans leur quotidien. Il est à leur service. 
Let us now praise famous men
Rejet du magazine Fortune de publier leur travail, finalement photos et textes furent rassemblés en 1941 en un livre Louons maintenant les grands hommes, Let us now praise famous men. Les grands hommes, les familles pauvres du Sud. Walker Evans photographia simplement une humanité oubliée, sans artifice ni interprétation. James Agree exprima d’une plume vigoureuse son indignation mais conscient de ses limites, il sait que son style n’est d’aucune aide pour rendre au lecteur l’odeur nauséabonde de ces espaces de vie.

Plus sur Let us now Praise famous men  Textes   Photos 

Dorothea Lange : San-Francisco
Dorothea Lange (1895-1965) photographe américaine parcourt les Etats-Unis à bord de sa vielle Ford B pendant la Grande Dépression, la publication de ses premiers travaux permit en 1935 le financement d’un camp pour migrants en Californie. Plus maniable qu’une chambre, sa Graflex Series D mise au service de sa révolte, Dorothea Lange témoigne avec compassion de la misère et se veut être la conscience de cette humanité blessée. Marquée par une poliomyélite qui la laisse boiteuse, son empathie se veut dénonciation. Femme bouleversée par ses rencontres, ses photos sont un cri militant dans un respect total de la personne. Pas de manipulation ou de recherche du spectaculaire. Oui Dorothea Lange est une militante, portraitiste renommée à San Francisco elle permute son studio pour la rue, son nouveau champ d’action.
Dorothea Lange : Mère migrante

Témoin de l’errance sa photographie iconique, la Mère migrante, montre la quête désespérée pour survivre, l’angoisse du présent, le courage nécessaire pour affronter la brutalité de cet exode vers l’Ouest, la résignation peut-être. Et en contrepoint la nécessité d’une nouvelle politique, d’un New-Deal car les hommes ne peuvent continuer à vivre comme cela. Son engagement social est son esthétisme, son exactitude. Elle mènera son combat par un travail éditorial conséquent dans les journaux et magazines, n’hésitant pas à malmener la bonne conscience américaine. En 1942 travaillant pour une agence gouvernementale afin de faire un reportage sur les camps où sont internées les personnes d’origine japonaise, elle réalise finalement un travail accablant censuré par l’administration Roosevelt.

Dorothea Lange, photographe sincère, pourfendre l’indifférence avec sa Graflex, son arme, pour une humanité fraternelle.

Plus sur Lange et sur Artsy

De la nécessité de la mise en scène?

Arthur Rothstein : Dakota

Seul le résultat compte ? Quelle importance porter à la sincérité de la prise de vue, l’essentiel n’est-il pas l’effet produit par celui qui regarde la photo ? Les photos iconiques peuvent être fruits du hasard, pourquoi ne pas influer sur ce hasard ?
 
Arthur Rothstein (1915-1985) photographe américain fut le premier recruté par Roy Stryker au sein de la FSA, profondément investi dans sa mission il réalisa parmi les photos les plus emblématiques de la FSA comme celles en Oklahoma pendant les Dust bowl en 1936. Il fut au cœur d’un scandale en manipulant délibérément une photographie lors d’un de ses déplacement dans le Dakota du Sud en mai 1936, tombant sur un crane de bœuf impressionnant il le déplaça sur un sol particulièrement aride, en fit plusieurs clichés à plusieurs endroits. Volonté de mise en évidence des conditions extrêmes, ce cliché fut très largement repris par les journaux. Mais l’artifice est découvert. Arthur Rothstein plaida non coupable revendiquant le principe de la mise en scène, l’objectif de l’appareil est l’œil de la personne regardant la photo. Et donc le photographe doit orienter le regard de cette personne dans un sens conforme au message revendiqué, mais subtilement. L’apparence de la spontanéité doit rester le credo. L’essentiel est de faire comprendre la grande sévérité des conditions de vie des fermiers dans cet Etat, mission accomplie ? Manipulation du sujet au service d’une manipulation psychologique, moralement acceptable à partir du moment où la cause finale est juste ? 

Arthur Rothstein théoricien de la photographie propagande pour une revendication humaniste.

Plus sur la contreverse

Imaginaire collectif

Margareth Bourke-White : Louisville

Margaret Bourke-White (1904-1971) photographe américaine, première correspondante de guerre habilitée, fut sur tous les fronts. URSS avec Staline (et sa mère !), Allemagne avec le général Patton et la libération du camp de concentration de Buchenwald, Inde avec Gandhi juste avant son assassinat… Première femme photographe pour le magazine Life où elle y travailla trente-trois ans, elle y publia en février 1937 une de ses plus fameuses photographies où des victimes noires des inondations meurtrières à Louisville font la queue sous un panneau déclarant  World’s Highest Standard of Living- There’s no way like the American Way. Pour des millions de personnes cette photographie est l’image de la Grande Dépression, en un seul cadre l’angoisse palpable du cataclysme économique des années 30. Pourtant aucune manipulation de Margareth Bourke-White ou de Life, il s’agit explicitement de victimes des inondations dévastatrices du fleuve Ohio. Juxtaposition dramatique d’un idéal promis -le rêve américain- et d’une cohorte de pauvres gens, cette photographie devint l’étendard de tout un peuple blessé par cette morsure terrible que fut ce rêve brisé par le krach de 1929, un détournement collectif pour nommer l’enfer et mieux l’exorciser.

Margareth Bourke-White catalyse l’angoisse d’une humanité en souffrance. 

Plus sur Bourke-White   flickr   Buchenwald   You have seen their faces   Gettyimages


Langage universel pour une condition humaine universelle

Edward Steichen : Family of man

Edward Steichen (1879-1973) peintre, photographe américain (né au Luxembourg) délaissa le pictorialisme pour se consacrer à la straight photography,  coédita avec Alfred Stieglitz Camera Work (1903-1907) déjà vu précédemment. Conservateur du Département photographie au MoMA à New-York, francophile, Edward Steichen en 1949 finalisa l’exposition Roots of French Photography réunissant Henri Cartier-Bresson, Izis, Robert Doisneau, Brassaï et Willy Ronis. Exposition fondatrice, leurs styles différents dégagent une certaine unité, cette attention portée à l’humain, aux choses de la vie quotidienne. A se demander si Edward Steichen, faiseur de roi, n’est pas à l’origine de ce courant quelque peu mystérieux, l'école humaniste française

Edward Steichen : Family of man Moma

Le quotidien des hommes jusqu’à la banalité, peut-être le préliminaire de son grand projet finalisé en 1955, La Famille de l’Homme –The Family of Man- 503 photographies sélectionnées parmi des centaines de milliers prises par 273 photographes connus ou inconnus provenant de 68 pays. Succès gigantesque, neuf millions de visiteurs, six versions itinérantes dans 37 pays. Un questionnement, comment faire pour renaître d’un monde où cinquante millions d’êtres furent décimés, où l’humanité produisit l’inhumanité avec tant de détermination. Nous sommes la grande famille humaine répondra Edward Steichen, cette exposition de photographies doit montrer son universalisme. La parcourir, c’est se confronter aux phases de la vie. Amour, naissance, foi, travail, joie, guerre, mort… Trente-sept thèmes appuyés sur les gestes simples du quotidien, cadre de l’égalité fondamentale des hommes cette clé de voute pour Edward Steichen. Semblables et différents simultanément, chacun d’entre nous est part de la solution si nous sommes capables de voir ces liens invisibles qui nous relient. Liens révélés par la juxtaposition comme dans un film, des photographies imprégnées de nos peines, nos rêves, nos espoirs, nos doutes, nos drames. La vie est un cycle perpétuel, son universalisme une évidence. Parmi ces photographies vous pouvez vous reconnaître vous exclamant : je ne suis pas un étranger ici, écrira dans le prologue Carl Sandburg (1878-1967), triple prix Pulitzer, ajoutant l’espoir est un don humain durable.


Eugene Smith : Family of man

Mais cette volonté du naturel, pour quel impact ? Les photographes de la FSA furent divisés, si Dorothea Lange participa avec enthousiasme Walker Evans refusa et parla de sentimentalisme. Guerre froide oblige, cette exposition itinérante perçue comme vecteur américain au service des valeurs de l’Occident s’attira les foudres d’une partie de l’intelligentsia sensible aux sirènes du communisme. Montrer la naissance de deux enfants de part et d’autre de notre Terre pour que nous soyons tous frères… montrer la faim, la pauvreté, la guerre, la torture pour que ces fléaux soient éradiqués… montrer l’holocauste nucléaire pour que ce monde devienne pacifique… autant de nouveaux mythes nous dira Roland Barthes.

La Famille de l’Homme, pour les uns une instrumentalisation de l’empathie à des fins de propagande idéologique. Pour les autres un manifeste universaliste, les hommes sont sur Terre pour accomplir leur propre destinée.

Plus sur l'exposition The Family of Man

L'engagement au risque de sa vie

Eugene Smith : guerre du Pacifique

William Eugene Smith (1918-1978), photographe américain chantre du compassionnel jusqu’à se perdre soi-même. Après deux années de souffrance grièvement blessé à la tête par un éclat d’obus en mai 1945 à Okinawa, cette prise de vue de ses deux propres enfants vus de dos, sélectionnée par Edward Steichen pour être le point d’orgue de La Famille de l’Homme. Se raccrocher à cette belle et simple image, sortir de l’ombre pour trouver le chemin de la lumière, rupture avec ces années passées au milieu des combats les plus sanguinaires du Pacifique. Vomir son abjection de la guerre lui qui a fait corps avec les Marines pendant trois ans, couvert d’innombrables attaques sur la ligne de front. Se faire témoin de la bravoure des soldats, mais pas seulement. Traquer le petit bout d’humanité dans cette décharge à ciel ouvert de la folie humaine.

Le suicide de son père en 1936 ruiné par la crise forgea probablement cette conscience sociale profonde. En immersion comme Walker Evans pour comprendre au plus près qui sont ces hommes, refuser tout obstacle avec les autres, se tenir au milieu de la scène. Mais différence notable, accentuer ses photos par de violents contrastes pour en accentuer leur impact, la cruauté du monde dramaturgie en ombre et lumière. Son expressionisme est passeur de sa révolte. Provoquer plus que de l’empathie chez celui qui regarde. Mais le questionnement, la prise de conscience, voire l’engagement.

Eugene Smith : Minamata

Gene Smith, photographe incorruptible, assoiffé d’absolu son adrénaline, hors de toute concession jusqu’à mourir dans le dénuement. L’art lui est incompréhensible, son engagement social est son œuvre inachevée, son Leica maculé de boue un cri jaillissant de ses tripes. Plonger au cœur du chaos pour une photographie au risque de sa vie ?  Oui si cette photographie peut changer le regard de l’humanité sur l’injustice et la guerre.

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Gilles Caron : Vietnam Colline-875

Gilles Caron (1939-1970), photographe français hors norme, sur la route n° 1 reliant Phnom Penh à Saigon il disparait à 30 ans dans une zone contrôlée par les Khmers rouges de Pol Pot. Ses photographies seront les étoiles de son passage sur terre lui dont le corps ne fut jamais retrouvé. Parcours fondateur la guerre il connait, parachutiste en Algérie fin des années 50 il refuse de combattre après le putsch d’Alger. En quelque cinq années Gilles Caron traverse Israël et la guerre des Six jours, le Vietnam, le Biafra, le Tchad, l’Irlande du Nord, le Printemps de Prague souvent au côté de Don McCullin ou de Raymond Depardon. En mai 68, sa photographie iconique d’un Daniel Cohn-Bendit sourire narquois face à un CRS fera le tour du monde.


Aucun ego déplacé mais témoigner, toujours témoigner. Pas de pathos inutile mais comment rester distancié devant cet enfant au regard déjà mort ? Gilles Caron au cœur des théâtres de la fureur humaine génocidaire parsemés des exactions, traques, viols, famines organisées, tortures à l’encontre des populations civiles. Malgré tout être capable de s’effacer et de respecter l’autre, lui être toujours attentif. Saisir ce regard singulier, mais pour ce faire encore faut-il être à proximité, Gilles Caron est toujours à proximité.


Lucide, Gilles Caron s’interroge sur la vague du photojournalisme vautour, un médecin soulage une humanité souffrante mais lui à quoi sert-il ? Partage-t-il même les émotions des hommes dont il capte les regards ? Aujourd’hui là, demain ailleurs… Gilles Caron n’a pas la solution mais tout sauf l’indifférence. Il refuse le statut d’auteur, l’important n’est pas sa petite personne, ce sont les autres. L’humain, son engagement absolu. Il écrira on subit toujours, mais de diverses façons. Ne rien faire, c’est déroutant. Jouer un rôle c’est prendre son siècle en main, en être imprégné tout entier.

Fondation Gilles Caron et sur FB

Le conflit intérieur sur Arte


Kevin Carter: la fillette et le vautour

Si Gilles Caron s'interroge sur la vague du photojournalisme vautour, c'est bien sûr métaphoriquement. Pourtant c'est au sens littéral que la photo de Kevin Carter (1960-1994) photographe sud-africain, fera le tour du monde, La fillette et le vautour. Publiée par le New York Times le 26 mars 1993, l'impact fut considérable et Kevin Carter prix Pulitzer un an plus tard. Déchaînement médiatique, écho aux interrogations de Gilles Caron, n'y-a-t-il pas en fait deux vautours? Trois mois plus tard Kevin Carter se suicide seul dans sa voiture au milieux du désert, poids de la culpabilité? Jeune photographe il témoigne des émeutes ultra violentes dans les townships, prend une photo d'un homme victime du supplice du pneu enflammé. Ses amis photographes Ken Oosterbroek, Greg Marinovich, Joao Silva présents sur les terrains de guerre sont tués ou gravement blessés. Plus tard, en 2011 une enquête faite au Soudan éclaira le contexte de cette photo, l'enfant en fait un petit garçon était pris en charge par une ONG, il survécu. Lecture erronée de la photographie clouant au pilori un homme tourmenté? Bal des faux culs indifférents au monde, condamnant le manque d'éthique d'un simple témoin sans s'interroger sur qui sont les véritables responsables de ces famines comme arme de guerre?

Kevin Carter avant son suicide écrivit Je suis hanté par les vifs souvenirs de tueries et de cadavres et de colère et de douleur, d'enfants mourant de faim ou blessés, de fous de la gâchette... Photographe humaniste? La photo serait monstrueuse si mise en scène il y avait. Kevin Carter avant tout un humain inconsolable de l'atroce folie humaine.


Kevin Carter, plus

Joao Silva, article dans Match 


L'humanité comme un tableau

Henri Cartier Bresson : Hyere

Henri Cartier-Bresson (1908-2004) photographe français aurait pu faire sienne cette pensée de Galilée  Le livre de la nature est écrit en langage géométrique. Ou pour parodier Platon, Nul ne peut entrer dans mes photographies s’il n’est géomètre tant son amour du nombre d’or est en filigrane. Prima de la composition, de l’harmonie en un coup d’œil. Créer la surprise par la simplicité du résultat malgré une complexité apparente, en faire surgir l’ordre. Henri Cartier-Bresson toujours son Leica en bandoulière ne retouchait jamais ses photographies même par simple recadrage. Intuition de la situation de l’instant qui nait, déceler ce décor naturel et attendre l’évènement perturbateur. Observateur architecte de la rue, ses photographies positionnent les hommes comme objets et lignes d’un équilibre construit, humanisme abstrait d’un tableau surréaliste.


Henri Cartier Bresson : New-York

Sans le challenge de l’œuvre de Walker Evans, je ne crois pas que je serais resté photographe dira-t-il à propos de Walker Evans devenu son ami. Périple américain en 1947, son œil affuté toujours romantique décèle la géométrie des espaces urbains ou désertiques, l’humain comme subtil élément d’une composition pour un choc esthétique. Globe-trotteur toute sa vie. Pour Magnum, fixe en 1949 les derniers jours du Kuomintang et la prise du pouvoir par Mao, Chine qu’il revisite en 1958 lors du Grand Bond en avant et ses quelques vingt millions de morts dont on ne décèle aucune trace. Compagnon de route du Parti communiste et sur fond de mystique révolutionnaire des intellectuels français, Henri Cartier-Bresson prend le train pour Moscou en 1954, logique bipolaire de la guerre froide. Publié par Paris-Match sur deux numéros début 1955, son photoreportage d’une soixantaine d’images, sorte de HCB au pays des soviets mais façon réalisme socialiste, montre un peuple soviétique vaquant à des occupations normales. Œil instrumentalisé hors de toute mise en perspective pour entrevoir ce qui se passe réellement de l’autre côté, là-bas. Instant décisif de l’écume de la vie ? Au pays du socialisme réel, Henri Cartier-Bresson côtoie les dirigeants de Cuba, Fidel Castro et Che Guevara, photoreportage dans Life de mars 1963 avec vingt-trois photos, la vie paisible des cubains ignorant la toute récente crise des missiles nucléaires moment paroxysmique de la guerre froide.

Henri Cartier Bresson : URSS

Je suis un homme visuel. Je regarde, regarde, regarde. Je comprends les choses au travers de mes yeux, écrit-il dans ce numéro de Life. Mais nous, que comprenons-nous de ces images ? Révélateur de l’harmonie de notre espace, son œuvre en contrepoint de notre réalité sociale nous rend difficile l’accès à la profondeur de ce que les hommes vivent dans leur chair. Paradoxe pour celui présenté comme chef de file du courant photographique d’un quotidien centré sur l’homme. Ou simplement mise en lumière d’une mystification de ceux qui construisirent ce concept. Le rappeler, aucune revendication d’Henri Cartier-Bresson pour un quelconque label de photographe humaniste.

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Le miroir du peuple

Willy Ronis : 14 juillet

Willy Ronis (1911-2009) photographe français pour qui la belle image, c’est une géométrie modulée par le cœur. Esthète de l’affect ? Ou esthète de la misère ouvrière version construisons un monde meilleur. Homme engagé, membre du PCF, Willy Ronis dénonce sans colère la violence de la mine, de la fonderie, de la chaîne. Ses images imprégnées par la chaleur, la fumée, la maladie, le cambouis, le fracas, la sueur rythment comme une horloge-pointeuse une Histoire de la classe ouvrière incrustée dans les meurtrissures des corps. Meurtrie mais pas résignée avec ses tracts et ses grèves, ses mobilisations internationalistes et ses drapeaux, ses banderoles et même ses lampions. Et ces dimanches festifs des guinguettes des bords de Marne pour oublier le trauma du pilon.


Willy Ronis : Citroen
Willy Ronis au coude à coude avec un peuple en marche, manifestation du 14 juillet 1936, une petite fille au regard grave poing levé sur les épaules de son père bonnet phrygien vissé sur sa tête, soutenir le Front Populaire pour construire un nouveau possible égalitaire. Incursion au coeur même des usines en grève, le cri de Rose Zehner en mars 1938 dans les ateliers Citroën clamant la nécessaire solidarité avec les gars d’Espagne, licenciée peu après. Photographies d'un peuple uni poussé par une détermination émancipatrice, s'extirper de la gangue des pantins humains.


Equilibriste de la composition, chroniqueur fraternel des combats ouvriers, serviteur des petites gens, conscience des humiliations subies, Willy Ronis photographe modeste d’un peuple en lutte pour un avenir teinté de liberté.


Interview


Frères d'armes

Izis : Ceux de Grammont

Izis (1911-1980) de son vrai nom Israëlis Bidermanas, né en Lituanie survivra à sa famille massacrée par les nazis, à vingt ans débarque à Paris sans un sou. J’appuie sur le déclic quand je suis à l’unisson avec ce que je vois, la fraternité était sa vision du monde lui qui a connu les pogroms et l’antisémitisme ravageur. En 1944 Izis s’engage dans les FFI pour participer à la libération du joug de l’enfer, affecté dans une caserne de Limoges il y réalise une série puissante de portraits de soixante-dix maquisards, Ceux de Grammont, disciple sans le savoir d’August Sander. Aucun artifice, frontalité, détermination face à l’objectif mais simplicité aussi. Nous sommes des compagnons de lutte comme une signature. Rarement série de photographies n’aura signifiée si profondément la résistance armée des hommes du peuple face à la barbarie. Soixante-dix portraits mais un seul corps, celui d’une communauté fraternelle.


Izis photographe engagé des héros ordinaires, ces hommes qui donnèrent leur vie pour la liberté, notre liberté.

Ceux de Grammont   Sur France 3 l'expo à Ambazac  et  Quatre portraits


Univers parallèles

Richard Aavedon : Louisiane

Richard Avedon (1923-2004) photographe américain de mode probablement le mieux payé du 20ème siècle. Photographe renommé des stars, photographe de la futilité ? Lui qui immortalisa les cadavres du service autopsie pendant la guerre, qui côtoya la déchéance mentale de sa jeune sœur jusqu’à son décès à 45 ans, qui témoigna du cancer de son père jusqu’à son lit de mort, savait plus que tout autre que nous sommes promis inéluctablement à la disparition. Parcelle de schizophrénie chez ce photographe habité par des univers parallèles. Dans un même mouvement faire cohabiter show-biz, paillette, strass, crasse, affres. Les femmes fantasmes glamour du calendrier Pirelli, les regards vides des internés psychiatriques de Jackson en Louisiane. 

Richard Avedon : American West

Pendant cinq ans Richard Avedon parcourt l’ouest américain à bord de son studio ambulant armé de sa chambre 8x10’, finalise en 1985  In the American West, sept cent trente-deux portraits format 3/4 de femmes et d’hommes ordinaires croisés lors de son périple. A l’opposé d’un August Sander ou d’un Walker Evans, Richard Avedon les extirpe de leur environnement social et culturel, les place sur son fond blanc le même pour tous, égal traitement. Peu importe le lieu finalement, aucune sociologie, aucune démarche documentaire. Mais des regards mis à nu. Dépouillement extrême, parfois même le corps dévêtu. Casser l'armure, Richard Avedon négocie la relation jusqu’au malaise, appui sur le déclencheur quand tout bascule, le sujet lâchant prise.


Richard Avedon, photographe de l’indicible, manipulateur paradoxal, provoquer le sujet pour le libérer de sa carcasse et le saisir dans sa sincérité, détaché de tout orgueil.

 In the American West, le livre      La fondation        Interview



Epilogue

Notre questionnement initial où nous nous proposions de revenir aux sources de la photographie et percevoir en quoi les photographes peuvent être humanistes, ou pas, nous a permis de faire un petit détour parmi deux monuments de la pensée, la photographie et l'humanisme. Finalement, que pouvons-nous en retenir?

La photographie, un medium impartial

La photographie gardera une place spécifique dans le Panthéon du génie humain. Télescopage de l’intuition, de la connaissance, de la chance, de la persévérance voire du mystère pour transcender le fusain et dessiner avec la lumière ! Nicéphore Niepce, Louis Daguerre, William Henry Fox Talbot devraient être prix Nobel avant l’heure tant leurs travaux adossés aux piliers de la chimie, de la physique furent enchevêtrement de casse-têtes d’une extraordinaire complexité. En fallait-il une conviction profonde, une vision positive de la capacité de l’homme pour imaginer fixer la réalité avec une exactitude mathématique. Pourtant il eut été possible que cette invention reste dans le giron voulu par François Arago, celui des sciences.

Mais ces inventeurs furent avant tout photographes ouvrant la mer à un peuple immédiatement convertit, la lumière du soleil sculptant les traits humains comme une intervention divine. Par milliers pratiquant ce nouveau métier, tirer le portrait, aucune cérémonie, manifestation, exposition, expédition ne peuvent exister sans leur présence. Du Groenland au Delta du Mékong une immense fresque de l’humanité émerge dans sa diversité, les photographes tissent cet espace où sans se déplacer nous nous confrontons à l’image d’un autre dont on ignorait tout quelques instants auparavant.

Avec cette insolite précision et cette insolite fidélité, cette impartialité que vous soyez l’Apollon du Belvédère et un ramoneur, dixit William Henry Fox Talbot en 1844, la photographie est depuis ses premiers jours un medium réaliste au service de l'intention injectée par le photographe.

L'humanisme, une filiation exigente

L’humanisme, antinomie du fanatisme. Les pères fondateurs de la photographie exercèrent d’emblée un esprit critique à l’encontre des superstitions. Walter Benjamin faisant résonnance au contexte du daguerréotype mentionna un article combattant cet art diabolique: Vouloir fixer les images fugitives du miroir ... est déjà faire insulte à Dieu. L’homme a été créé à l’image de Dieu et aucune machine humaine ne peut fixer l’image de Dieu. S’émanciper du surnaturel, écho palpable encore aujourd’hui tant le fanatisme religieux irrigue toujours la pensée humaine et photographier son prochain peut rester une provocation. Fanatisme politique aussi, Gilles Caron disparut corps et âme dans la folie génocidaire Khmer Rouge, mais ne rien faire reste la pire des choses nous dit-il. Il ne fait pas bon être photographe humaniste partout de par le monde.


L’humanisme, antinomie de l’esthétisme. Pouvoir afficher sa propre image, cette nouvelle liberté donnée aux gens du peuple, fulgurance de la propagation des portraits. Portraits en forme d’autoportraits assistés, selfies précoces, les photographes alignaient à la chaîne les prises de vue par miliiers, à vrai dire business fort lucratif. Ce véritable phénomène de foire pourrait masquer l’acuité du regard des grands portraitistes comme David Octavius Hill, Julia Margaret Cameron ou August Sander, ces visionnaires bienveillants qui firent de leurs modèles les sujets de la photographie. Aujourd’hui que ressentons-nous à leur contact, non la reconnaissance d’un savoir-faire artistique ou l’extase d’un choc esthétique mais la connivence entre deux personnes capables de se comprendre. Exit l’artiste démiurge et la beauté, place au photographe catalyseur de nos qualités humaines hors des préjugés, humblement mettre en valeur l’être et laisser aux bonimenteurs le paraître. Pourquoi une grande profondeur de champ s’il n’y a pas une profondeur des sentiments se demande Eugène Smith pour qui l'esthétisme n'est qu'une errance.


L’humanisme, antinomie de la nostalgie. Le ça a été de Roland Barthes, la photographie comme rapport au temps immortalisant l’instant qui meurt est incompréhensible pour le photographe humaniste qui, contractant le temps et l’espace nous donne à voir une maison commune. Celle de la grande famille des hommes, notre continuum par-delà les époques, par-delà les continents. Je ne suis pas un étranger ici nous dira Edward Steichen en parcourant son exposition La Famille de l'Homme, hors de tout regret du temps qui passe.


L’humanisme, antinomie de la résignation. Refuser le simple spectacle du quotidien, se battre pour la dignité non sans révolte et non sans engagement. S’il le faut hurler sa colère, dénoncer le mal effroyable dont l’humanité se rend parfois coupable. Il ne suffit pas de vivre, il faut une destinée, et sans attendre la mort nous rappelle Albert Camus. Et d’ajouter Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, c’est vivre et le plus possible, propos que très certainement John Thomson, Dorothea Lange, Margaret Bourke-White ou Izis parmi d'autres auraient pu prononcer.



L'humanisme, finalement irréductible à tout courant photographique

Un humanisme aux mille facettes pour des photographes aux milles regards. Dans ce bref récit nous en avons croisés de toute époque, passeurs de leur étincelle d’humanité, de leur parcelle de vie, de leur rage combattante. D’autres hypnotisés par le temps qui passe ou spectateurs de l’équilibre du monde comme simple décor, certains franchissant la ligne rouge. Ces photographes sont finalement un kaléidoscope de talents définitivement irréductibles à une école ou un courant.

Un courant humaniste français? Probablement une vaste blague sauf à réduire l'humanisme aux clichés d’une nostalgie mâtinée de poésie, d’une idéalisation de l’histoire. Photographier suppose une intention, c’est un acte volontaire, dicté par un motif individuel, nous dira Willy Ronis. A nous d'être capables de lire au coeur de leur regard cette intention, les photographes humanistes ne sont pas obligatoirement ceux que l'on nous dit qu'ils sont.



Auteur: Jean-Paul DROZ

Photographe autodidacte souhaitant apporter une petite pierre au débat Photographie et humanisme

Date de première mise en ligne: 10 décembre 2016