Jeannette GREGORI
L'instantané du temps long
Voyager parmi les Tsiganes avec Jeannette, comme une proximité avec les fermiers de Walker Evans en Alabama. Mais cadrage plus serré, intimité revendiquée. Comme une proximité avec les migrants de Dorothéa Lange en Californie, mais cette grande photographe ne faisait que passer. Le travail de Jeannette se comprend dans le temps long, pendant huit années son regard accompagnant une culture menacée expose la richesse des valeurs transmises de génération en génération. Huit années traversées par les joies, les drames d'une communauté humaine résistante voulant vivre dans un monde différent. Ses photographies ne font pas de nous des passagers clandestins, hors de tout cliché elles montrent des sujets, aucun jeu avec ces femmes et ces hommes, aucun jugement, aucune icône de la difficulté sociale loin du photojournalisme vautour décrié par les Gilles Caron ou Kevin Carter. Pour Jeannette la belle photo est la photo de la confiance entre deux êtres, sans naïveté mais résolument optimiste.
Prix de la photo 2017 Monovisions Photography Awards, London
Laissons la parole à Jeannette:
Enfances Tsiganes
C’est le hasard qui semble avoir mené ma curiosité vers un terrain de Manouches évangéliques installés le long d’une route départementale en Alsace, été 2008. Pourtant la constellation d’événements qui allait suivre m’a fait reconsidérer ce « coup du sort » et l’appréhender comme la nécessité d’une œuvre à accomplir au service de la cause des communautés roms. Au vu des idées préconçues qui fustigent encore le Gitan, la photographie m’est apparue comme un moyen propice à lui rendre son caractère noble et engageant, au travers de scènes d’humanité authentique. La série d’expulsions qui allait commencer sur notre territoire national en 2010 a consolidé ma démarche artistique d’un soutien apporté à plusieurs familles et d’un engagement pour la reconnaissance de leur dignité.
Très tôt, ma promesse fut faite à un pasteur évangélique que mon appareil photo ne servirait ni à dégrader leur image ni à biaiser l’information sur leurs conditions de vie. C’est en tenant cette promesse que j’ai pu me faire accepter sur les terrains d’Alsace, de Paris, du sud de la France et que mon œuvre photographique s’est construite. Les enfants se sont laissé photographier avec plaisir comme s’il s’agissait d’une activité récréative tout en exprimant le besoin crucial de faire accepter l’image de leur communauté.
Mon regard s’est fait témoin de la beauté de leur sourire, la profondeur de leur regard, l’amour dont les enveloppent leurs parents. Le proverbe rom « Nane chavem nane bacht », en Français : « Pas de bonheur sans enfant » en dit long sur la considération des parents pour leur progéniture.
Avec ces portraits de jeunes Tsiganes, il était impérieux de défendre toutes les valeurs des Français itinérants : le principe de « l’enfant roi », le grand attachement à la famille, les notions de solidarité et de partage, le respect de l’environnement, les croyances religieuses issues de divers courants et l’élément constitutif de la personnalité des itinérants et semi-sédentaires : être voyageur.
Les pèlerinages aux Saintes Maries de la Mer m’ont permis de partager la ferveur de leur foi dans l’intimité de la crypte ou lors des processions. J’ai souhaité rendre compte de ces émotions ainsi que de l’événement mémorable de la remise du prix Romanès à Manitas de Plata en 2013. Tout ce qui relevait du pittoresque m’a paru essentiel pour représenter une communauté irriguée de poésie. La fête pour les Gardians que Louise Pisla Helmstetter a honorée de sa présence pour la dernière fois en est le reflet. Le violon de Yardani Torres Maiani et la guitare d’Engé Helmstetter semblaient appeler au recueillement, rendant à la doyenne des Manouches d’Alsace le plus bel hommage.
La rencontre avec la famille du cirque Romanès, boulevard de Reims, à Paris a été une expérience vécue dans la convivialité. Dans le spectacle Les Lignes de la Main jusqu’au Coude, les acrobates graciles et leurs numéros de voltige aérienne ont renforcé l’image poétique que la communauté conserve passionnément
Les événements de la Roma Pride en 2012, place du Panthéon et en 2013, place de la Bastille marqués par le talent des artistes et l’engagement des associations telles que l’EGAM (European Grassroots Antiracist Movement) ou l’UFAT (Union Française des Associations Tsiganes) m’ont permis de témoigner de la lutte entreprise pour la défense de la dignité des Roms.
Le voyage en Pologne au sein de l’atelier Jaw Dikh ! (« Viens Voir ! ») fondé par Malgorzata Mirga et l’association Harangos, en compagnie d’artistes roms, m’a permis de découvrir en 2011 la communauté de Szaflary vivant dans une grande précarité. En 2013, j’ai participé à nouveau à cet atelier, les artistes y étaient différents. Cette année-là, j’ai rencontré des Roms au statut social établi vivant à Czarna Gorà et Zakopane. La plupart d’entre eux avaient fait des études, avaient réussi leur vie professionnelle et avaient parfois fondé leur propre entreprise. Le volet « Les Nouveaux Roms » a ainsi vu le jour. Ces familles ont accepté de m’ouvrir la porte de leur foyer où la propreté et le confort étaient apparents. Des couples mixtes roms et non-roms m’ont permis de constater qu’une tolérance réciproque se développait. L’image d’Epinal des tenues traditionnelles et du dénuement se dissolvait au fil de ces rencontres. Il était devenu impérieux de rendre hommage à ces personnes qui différaient des stéréotypes et qui avaient fait un pas vers une vie meilleure au prix d’efforts, de longues études et souvent d’humiliations.
Ecrire sur le thème des Roms n’est pas aisé lorsque l’on n’est pas soi-même issu de cette communauté. On est réticent à s’emparer d’un droit si souvent réprimé par les Tsiganes eux-mêmes envers les membres de leur clan qui ont daigné se consacrer à cette activité par le passé. La langue est une tradition fondée sur la mémoire orale, elle ne s’écrit pas et la communauté la considérait même comme une malédiction. Papusza, la poétesse tsigane de Pologne née en 1908 fut accusée de trahison par les siens lorsqu’elle fit publier ses poèmes et fut mise à l’écart. Lorsque Matéo Maximoff, premier écrivain rom fit publier en 1946 son roman Les Ursitory, il dut aussi subir la désapprobation des siens avant que le temps ne lui rende justice et qu’il ne soit nommé Chevalier des Arts et des Lettres en 1986. Alors, à défaut d’aborder le mythe tsigane qui reste dans la confidence des initiés, je m’en tiendrai à décrire l’accueil chaleureux que j’ai reçu sur les terrains et auquel j’ai été sensible. Des récits de vie serviront à comprendre l’histoire des sujets photographiés.
Cette double écriture permettra de délivrer plus explicitement le message de tolérance dont les photographies sont porteuses. En recueillant la parole des délégués de l’UFAT, de diverses personnalités (musicien, écrivain, conteur, pasteur…), d’artistes européens et surtout de femmes roms, manouches et gitanes, je souhaiterais composer une mosaïque représentative des Tsiganes d’aujourd’hui. J’espère ainsi mettre ma plume et mon regard au service de la communauté en montrant sa noblesse. Si à ce jour, les Roms n’ont toujours pas adopté l’ensemble de nos valeurs c’est parce qu’ils ont jugé que certaines n’étaient pas supérieures aux leurs.
Louise Pisla Helmstetter, De la Source à la Mer
Parmi les Tsiganes qui ont illustré notre époque, Louise Pisla Helmstetter est un des astres les plus brillants dans le firmament. Disparue le 1er juillet 2013, elle continue d’inspirer tous ceux qui ont eu le bonheur de croiser son chemin. A 86 ans, elle était la doyenne des Manouches en Alsace et la gardienne de leur mémoire. C’est elle que l’on remarquait au festival de jazz de la Petite Pierre, alerte, déambulant devant la scène, saluant les musiciens. C’est elle qui apparaît dans les galeries des photographes qui ont su immortaliser les pèlerinages aux Saintes Maries de la Mer. Sédentarisée dans la ville de Barr pendant plus de trente ans, elle s’était montrée désireuse de partager ses traditions. Elle s’était investie dans la vie culturelle de la commune en y invitant des musiciens de toute l’Europe et en animant la grande cour pendant la fête des vendanges. Elle était la grand-mère d’Engé et de Railo Helmstetter, qui se sont illustrés par leur virtuosité sur la scène internationale du jazz manouche, et pour qui « la musique est si merveilleuse qu’elle mérite que l’on y consacre toute son âme ». Il était légitime de vouloir recueillir le témoignage de Louise Pisla Helmstetter, tant son franc-parler et son authenticité avaient su rester intacts après avoir traversé presqu’un siècle d’histoire.
Lorsque je l’ai rencontrée chez elle, au printemps 2009, dans sa maison entourée d’un vaste jardin fleuri, elle s’est épanchée sur les souvenirs marquants de son passé et sur son rôle de guide pour les voisines gadji : « Elles viennent parfois me voir parce qu’elles ont des difficultés à élever leurs enfants. » Comme elle décelait souvent l’origine de leurs tourments, elle leur donnait quelques conseils. Elle m’a raconté aussi que la nuit, avant de trouver le sommeil, elle voyait souvent sa vie défiler sous ses yeux, comme un film enchanteur. Ce sont les réminiscences de ses voyages qui déferlaient : des stands bigarrés de marchés de fruits en Italie ou la scène cocasse d’un bateau à la mer tiré par un bœuf jusqu’à la plage. Elle se souvenait aussi que toute petite, elle dansait, allégrement, les pieds nus et ne comprenait pas l’attitude des passants qui la dévisageaient avec mépris. Plus tard, elle a compris que c’était sa liberté qu’ils lui enviaient. Lorsqu’elle s’est installée à Barr, Yehudi Menuhin, l’un des violonistes prodiges du XXe siècle, lui a fait l’honneur de venir jouer dans son jardin. Imprégné d’un profond respect pour la communauté tsigane, il a tenu à donner à sa famille un récital privé. Après ce moment prodigieux qui lui a laissé un souvenir impérissable, elle n’a eu qu’un seul regret : « J’aurais tant aimé conserver son archet mais je n’ai pas pensé à le lui demander ».
Lorsque je lui ai posé la question : « Petite, est-ce que vous alliez à l’école ? », elle m’a répondu « Notre école, c’était le père et la mère. Nous allions à l’école de nos parents ». Et elle a ajouté : « La seule richesse que nous ayons c’est la terre, l’eau et le soleil. Rien ne nous appartient. »
Ses trois enfants Marie, Tchavo et Engelo ont réalisé le portrait de leur mère dans le film De la Source à la Mer où pour la première fois une scène de rafle de Manouches par les soldats allemands, pendant la seconde guerre mondiale, a été reconstituée à l’écran. C’est elle-même, qui avait conçu l’idée de ce long-métrage. Louis Bloch, auteur du recueil de poésies Les Deux Printemps et ancien avocat au barreau de Strasbourg souhaitait recueillir des témoignages sur la déportation des Tsiganes d’Alsace et il lui a rendu visite. Avec son consentement, je retranscris ici son récit. Ecoutons Mme Louise Pisla :
« Les Alsaciens nous aimaient bien. Nous étions près de Pfaffenhoffen en 1942. Vers la fin de l’été, les Allemands sont venus vers 4 heures du matin dans le campement avec un grand camion : « Levez-vous ! Interdiction d’emporter quoi que ce soit ! » Sous la menace des mitraillettes, ils nous ont fait monter dans le camion ; nous avons dû tout laisser et le plus dur était de laisser nos instruments de musique. Nous étions trois familles nombreuses. Ensuite, nous sommes montés dans des wagons à bestiaux. Nous y sommes restés huit jours dans des conditions affreuses, soixante personnes dans notre wagon. Ils nous ont emmenés à Haguenau, puis à Strasbourg avec pour toute nourriture du « Pumpernickel », cet horrible pain noir avec de l’eau. Puis à Pfaffenhoffen, à Strasbourg, à Schirmeck, on aurait dit qu’ils ne savaient pas quoi faire de nous…Une nuit, un autre train plein de Tsiganes est venu du Struthof. Ils sont montés dans notre train. Les hommes avaient le crâne rasé et les femmes criaient : « Nous sommes perdus ! » Le train a encore roulé une nuit. Nous sommes arrivés à Lyon. Là nous avons vu beaucoup de Juifs arrêtés dans la même journée. Ensuite, on a rassemblé tous les Tsiganes dans le Palais de la Foire. Miracle ! On ne nous a pas déportés. Puis ce fut la libération. Sans attendre le train spécial des réfugiés, tout le monde est reparti avec le premier train. Arrivés en Alsace, on a entendu dire : « Les Tsiganes sont de retour ! La guerre est finie. »»
Paroles d'autres écritures
« Bien qu’atrocement mutilés dans leur identité, les Gitans ont su préserver jusqu’à nos jours un ensemble de coutumes, un système de valeurs et un sens de la dignité qui les ont aidés à survivre contre vents et marées. On ne peut, finalement, qu’admirer une résistance aussi exceptionnelle à une assimilation totale synonyme de mort, et souhaiter que les Tsiganes de tous les pays maintiennent encore cette indispensable différence sans laquelle les hommes de demain n’auraient plus rien à se dire. »
Bernard Leblon, Les Gitans d’Espagne
« Photographier c’est un peu se donner l’illusion qu’on se joue de l’espace et du temps. Le temps d’une pose, magnifier le moment présent en un déclic.
Dans leur façon de vivre au quotidien, d’exercer leurs activités, de prendre du temps pour leur famille, Sinti ou Roms, Manouches ou Gitanos ont cela de commun (par-delà leurs singularités) qu’ils vivent le moment présent d’une façon différente. Là où la norme sociétale valorise la maitrise des calendriers et des plannings, les personnes d’origines nomades ont su garder un autre rapport à la temporalité. N’y voyez aucune naïveté, n’y décelez aucune inadaptation au réel.
Car cette façon d’être au présent, cette voie de l’instant c’est celle qui met le sentiment au cœur du monde. La priorité de l’instant qui est, c’est celle du temps qu’on accorde à ses enfants, aux siens. C’est le temps qu’on ne compte pas, où les programmes peuvent changer dans la fulgurance d’un instant, dès lors qu’il s’agit d’accompagner celle ou celui qui est dans l’épreuve. C’est aussi le temps de la fête, où les musiciens jouent jusqu’à l’aube, pris dans l’ivresse d’un moment où les heures se muent en secondes. Le temps immémorial du voyageur qui n’a cessé de passer sa vie à s’adapter aux changements de routes et d’époques. Le temps d’une noblesse méconnue qui affleure avec nostalgie dans la profondeur d’une musique, dans la beauté d’un regard.
La photographe Jeannette Gregori nous montre des fragments de vies, saisit les regards de personnes à différents âges de la vie. Derrière l’instantané, le spectateur ressent comme fil conducteur le prix d’une rencontre, la simplicité d’un échange. Dans un noir et blanc tout de nuances et de contrastes, les images se font écho et nous promènent au sein d’un campement de fortune ou au gré d’un jardin fleuri. De facture classique mais avec l’irruption çà et là d’éléments inattendus, de situations pittoresques ou graves, sa photo a l’élégance d’un portrait de famille qu’on aurait nimbé d’un imaginaire puissant. Comme une fleur cueillie au bord d’un chemin de voyage. Là, maintenant… »
Engé Helmstetter, musicien