Claude IVERNE

Depuis 1999 et son premier voyage au Soudan, Claude Iverné s'interroge sur la confluence des identités et des territoires. Il fonde en 2003 ElNour où cohabitent des photographes, des scientifiques, des écrivains. Sa photographie fortement inclusive aidée par sa maîtrise de la langue et sa relation proche des autres se veut une réponse à la brutalité des gros plans sur la misère humaine. N'écrit-il pas:  J'aime qu'une image ne se donne pas au premier regard, qu'elle ne se laisse pas dévorer tout cru. J'aime qu'elle se révèle voile après voile, à mesure que l'esprit de son lecteur s'y perd pour l'investir

Claude investit la géopolitique en nous proposant les bonnes échelles de temps pour appréhender les évènements, pour ne pas simplifier en comparant des histoires si différentes. Rejeter le consumérisme en élevant le niveau, prendre le temps de décrypter. Revendiquer un humanisme d’attitude aux antipodes d’un mot valise qui amalgame des productions hétérogènes. Etre Humain oui, mais refus du nombrilisme, nous sommes une espèce parmi d’autres. Et sortir de l’approche occidentalo-occidentale, la photographie dite humaniste doit se dissoudre dans la multiplicité des points de vue.

Claude Iverné est lauréat du Prix Henri Cartier-Bresson en 2015

ELNOUR


Dialogue avec Claude Iverné

Claude Iverné

Jean-Paul Droz: Depuis plus de 20 ans vous sillonnez le Soudan. Ce pays a traversé et traverse encore des épreuves inouïes avec probablement plus de morts et de déplacés que pour la guerre en Syrie.
 
Claude Iverné: Qui compte les morts ? Qui imprime l’histoire ? Appréhender un territoire d’emblée sous le prisme du sang versé sans miroir introspectif ne sous-tend il pas un regard néocolonial ? La guerre demeure depuis bien avant ce siècle affaire de communication et d’image au sens tant figuré que symbolique pour en taire une autre toute économique à laquelle nous participons directement ou indirectement. J’évite d’ouvrir cette boite de Pandore, si ce n’est par allégories dans la construction des livres et expositions. L’histoire de l’occident, celle de l’Asie, celle du pourtour méditerranéen, recèlent  bien plus d’épreuves, mais diluées sur trois à cinq millénaires, tandis que ce territoire concentre les mêmes transformations, en moins d’un siècle. Il ne s’en sortira peut être pas si mal en comparaison, une fois débarrassé de notre prisme. Attendons encore un siècle, s’il en est, avant de nous autoriser un jugement hâtif et tout occidental et prenons exemple sur l’utopie en mouvement actuellement par la société civile soudanaise, dont nous tirerions avantage à nous inspirer !


Claude Iverné

Jean-Paul Droz: Dans un de vos textes vous dites : « J’aime qu’une image ne se donne pas au premier regard, qu’elle ne se laisse pas dévorer tout cru. J’aime qu’elle se révèle voile après voile, à mesure que l’esprit de son lecteur l’investit et s’y perd»[1]. Est-ce votre réponse face à la quasi obscénité des gros plans sur la misère humaine, permettre au regardeur d’appréhender la complexité d’un monde ?
 
Claude Iverné: Heureusement, les représentations du monde n’offrent pas que deux visions de façon aussi radicale. Mes travaux ne militent pas seuls à proposer des voies alternatives aux réductions manichéennes. Envisageons plutôt une ouverture de la pratique au-delà de soi, nourrie par une distance naturelle aux appellations et aux genres. J’aime ouvrir.


Exposer signifie s’exposer, se positionner, se tenir en dehors, à la perception et critique d’autrui. Une œuvre accrochée, un livre imprimé, n’appartiennent plus à leur auteur, mais à ceux qui s’en saisissent. Sinon, on plonge dans l’égotisme et il faudrait concevoir la réception des œuvres de façon purement biographique, même si l’œuvre en dit long sur l’artiste. Le temps démêle ces écheveaux.  La rupture ou l’affranchissement qui me sont attribués tiennent plus d’un constat que d’une volonté préméditée. J’oscille entre pessimisme et enthousiasme au gré de rencontres et d’expériences. Je crois peu en l’humanité, dont la vanité me déçoit souvent, mais l’optimisme me reprend avec des humains, individuellement : Cédric Herrou, l’Abbé Pierre, les enfants...
 
Comme eux, il m’apparaît crucial de réagir d’abord avec le cœur et l’intuition, le corps plutôt que la tête. Je cherche à inciter le visiteur à se laisser aller, à lâcher prise, à se perdre, à sortir du cadre. Ce caractère ouvert de mes propositions peut effrayer, car il tend à abolir un didactisme rassurant pour beaucoup. Je paie moi même ma liberté, mon indocilité au prix fort. Heureusement, mon utopie ne s’encombre pas du « riche et célèbre » comme graal, et la réception du public ne cesse de m’encourager. Elle dément à chaque joute les tenants vieillissants de la légende sous l’image, de la visite guidée pour les nuls, le titre et le chapeau, pour « orienter » le lecteur. Au contraire, je veux désorienter. C’est à chacun de trouver son chemin. Je serais bien prétentieux de parler pour autrui. Difficile de tenir cette place. Pourtant, voici ce que j’ai vu à cet endroit, à ce moment précis. Ma vision ne s’érige pas en vérité scientifique, au mieux une matière pour d’autres.


[1] Bilad es Sudan, Ed Xavier Barral / Fondation Henri Cartier-Bresson, Mai 2017.


Claude Iverné

Jean-Paul Droz: Face au déferlement d’images -des millions de photographies se prennent chaque jour- comment préserver sa lucidité ?

 
Claude Iverné: Avec du temps. Quand prenons nous le temps de lire des images, des vues ? Chacune selon leur épaisseur contiennent des niveaux de lectures qui demandent à se poser, s’interroger.  Je conseille à chacun la lecture du journal d’Eugène Delacroix, particulièrement ses descriptions. Dès lors, on ne peut-il plus survoler aucune peinture et par extension aucune image. On y cherchera le nom précis de chaque couleur, leurs combinaisons pigmentaires, la genèse des traits, les allusions et correspondances depuis les origines jusqu’à ses propres contemporains et héritiers. Encore faut il se donner la peine de rencontrer des œuvres originales, leur matière, leur épaisseur, leur ampleur, leur énergie,  en lieu de reproductions. Les écrans procèdent encore d’une autre dimension lorsque l’image y est destinée d’emblée.
 
Lire entre les lignes, nommer les nuances, décrypter les informations, les tensions, les liens comme un enquêteur, devient un exercice passionnant qui révèle l’intelligence tapie en chacun de nous, contre les abrutissements et réductions de toutes sortes. Penser par soi-même. Tout le monde dispose d’une intelligence et le bonheur de comprendre en décuple les champs. Pour cela, j’appuie parfois sur l’énigme. Toutes les clefs sont couchées là, mais peu sont données d’emblée. Internet offre aujourd’hui des accès inouïs à la connaissance. Apprendre à apprendre ? Comment et où chercher ? J’assume pleinement une certaine prétention à attiser la curiosité, inciter à réfléchir (y compris sur les modes de restitutions), à désobéir au consumérisme de l’art. Sa fonction critique essentielle, celle de fou du roi, ne doit pas rejoindre celle des loisirs et s’y laisser dissoudre. Il en va de la santé de notre société.


Claude Iverné
Jean-Paul Droz: De l’Humanisme en photographie ?
 
Claude Iverné: Attention chimère ! L’insaisissable monstre crache aujourd’hui du feu vers qui ose douter de son existence. Je ne connais pas la date d’accaparation du mot par des photographes et historiens de la photographie. Je ne m’associe pas à ce courant tel que décrit dans les manuels. Ma lecture du mot humaniste pencherait vers une attitude plus qu’un regard. Je constate l’usage de ce mot un peu à tous propos et me méfie des cases. S’agit-il d’une appellation d’origine contrôlée ? L’usage de l’association des deux mots me semble communément qualifier des résultats, plus que des engagements. Un amalgame de productions trop hétérogènes et de totems associées à un terme devenu trop générique pour embrasser autant de monde permet de s’interroger. La double question préalable serait : De qui et quoi s’agit-il ? Est-il question de plastique, de courant esthétique ou d’engagement intime au-delà de la représentation ? Qui et pourquoi ? Ces questions se posent. Qu’est (que serait) une photographie humaniste ? Un courant assurément moderne de l’après seconde guerre mondiale, puisque la photographie n’existait pas à la naissance de l’humanisme, c’est à dire à la Renaissance ? Un mouvement tricolore en noir et blanc développé dans les terroirs du pays aux 400 fromages, inspiré de figures historiques anoblies par l’histoire de l’art ? Ne serait-ce pas  un peu court ?
 
Les pères revendiqués par les croyants et pratiquants du genre comptent essentiellement des photographes français. S’agit-il d’une tentative de singularisation face à la reconnaissance antérieure du médium en Allemagne et aux Etats-Unis ?
 
Curieusement, le mot humanisme est apparu un peu après l’invention de la photographie, pour qualifier, nommer rétroactivement un mouvement bien antérieur, à la Renaissance, dont les initiateurs érudits en quête de savoir affirmaient indépendamment les uns des autres leur foi dans l'être humain dont ils recherchent l'épanouissement par la raison et le libre arbitre en opposition au didactisme et dogmatisme (sic) médiéval. En ce sens, oui, ma position pourrait correspondre avec ce pivot essentiel de pensée et d’action. Mais cela suffirait-il ?
 
Les tenants de l’humanisme moderne reprirent à leur compte quelques figures historiques comme Pétrarque, Léonard de Vinci, Erasme, Thomas More, rassemblées sous le mot humaniste, dans un nouvel idéalisme optimiste pétri d’anthropocentrisme, qui cible son épanouissement et place sa confiance dans sa capacité à évoluer de manière positive. L'homme doit se protéger de tout asservissement et de tout ce qui fait obstacle au développement de l'esprit. Le reste du monde fait ici figure de décors.

D’aucun pourrait être flatté de se savoir qualifié d’humaniste, mais par qui et comment ? Attention à ce que signifie le mot sous la plume du flatteur. Relisons La Fontaine…

Claude Iverné

Jean-Paul Droz: Comme parlait Protagoras il y a 25 siècles, l’homme est la mesure de toute chose ?
 
Claude Iverné: C’est précisément là, dans nos nombrils que je situe la limite de l’humanisme. La notion égocentrée du mot me gêne. L’humanité ne représente selon moi qu’une étape, une tentative mort-née de l’évolution. Pas plus qu’un bourgeon qui se sera cru l’arbre. D’autres espèces survivront à notre suicide collectif, se développeront peut être mieux que nous, sans s’autodétruire ni saccager comme nous l’écosystème dont ils dépendent. Question d’échelle et de temps. Pour les plus « optimistes » l’homme évolue vers une sorte d’esprit- énergie débarrassé de corps, de matière. Pourquoi pas, mais le plus tard possible et comme chantait Brassens : mourir pour des idées d’accord, mais de mort lente !


 Jean-Paul Droz: Le courant humaniste français en photographie ne serait finalement qu’un label pour bien-pensant autorisant toute manipulation ?

 
Claude Iverné: Je me garde de juger et m’en tiens à la richesse de notre langue française. Quels liens les représentants de la photographie dite humaniste entretiennent-ils avec le mot ? S’agit-il d’une démarche héritière de figures de la Renaissance, du mouvement moderne qui les désigne à postériori et en revendique l’héritage, ou d’une récupération en un réalisme poétique convoqué par le théoricien Roger Manvell ? Le mot humanisme fut-il choisi pour habiller un caractère voyeuriste supérieur (l’humaniste rentre au foyer après avoir flâné dans la banlieue du monde en quête d’un instant exotique de grâce populaire donc universel) sans nuire à l’empathie d’un public, en résonnance à la belle image plus qu’à son sujet (la banlieue, la zone, la colonie, la terre vierge, le sauvage, l’originel, le pur, le primitif non encore dressé…), envers les photographes et écrivains associés ?
 
Suffisait-il et suffit-il encore de franchir le seuil du monde « civilisé » pour pratiquer la photographie humaniste ? Les valises voyagent aussi !
 
A la lecture d’articles dédiés à la photographie humaniste, la gêne s’installe. J’aurais spontanément cité d’autres noms en réaction au mot et à sa définition. Le premier photographe dont j’ai eu à vingt ans l’envie irrépressible de fouiller l’épaisseur est Jacob Riis. Pas d’idéalisation ni de rêve chez Riis, mais un engagement envers les humains les plus démunis. Il s’y colla par utilité. Riis devint photographe pour infléchir les politiques de réformes nécessaires à la dignité des oubliés du capitalisme. Reporter rompu au sensationnalisme de rigueur chez ses employeurs passés, il utilisa sciemment le médium pour convaincre. Il s’agit de s’engager, d‘ériger la photographie en instrument de documentation descriptive pour faire bouger les lignes sociales. Riis signa ce terrible titre « How The Other Half Lives », qui jetait à la figure de ses concitoyens l’horreur vécue par un « humain » de surcroît « sur deux » à New-York, Ville phare du monde, Alexandrie du XXème siècle, eldorado des migrants.
 
Pour écrire « Le peuple d’en bas », quelques années plus tard, Jack London s’installa dans l’East-end londonien pour décrire l’indescriptible, la condition sociale de la labor class en pleine industrialisation. Le titre signe à l’encre indélébile l’écart vertical entre des peuples d’un même pays. Pour l’anecdote, il y pourfend un bon père de famille qui, après avoir saigné ses travailleurs la semaine, se fend d’une obole le dimanche pour contribuer à civiliser les pauvres du Soudan.


Le sociologue Lewis Hine s’implique au National Child Labor Committee pour « montrer les choses qui doivent être corrigées ». Il rejoint Jacob Riis par cet usage militant du médium, et sa présence physique avant et après les prises de vues au sein de l’appareil social.  Une dimension politique bien réelle existe chez ces trois hommes. Le photographe soudanais Rashid Mahdi finançait grâce aux revenus de son activité photographique une imprimerie et une production de cinéma documentaire éducatif. Adhérent au parti communiste, Il publiait et distribuait des livrets éducatifs dans les foyers et écoles, créa un cinéma ambulant pour projeter ses films à « son » peuple dans les villages.
 
Curieusement, les biographies de ces auteurs recèlent plusieurs points communs. Une influence affirmée des humanistes déclarés d’origine par les humanistes modernes, dont Léonard de Vinci, qui prônaient une évolution par la saisie des moyens modernes à l’usage du plus grand nombre, un éclairement, une autonomie et une mobilisation des consciences individuelles pour le collectif. Ensuite, ils s’engagèrent leur corps, c’est à dire militèrent physiquement. Enfin, ils adhérèrent aux partis politiques ou mouvement progressistes pour y défendre, animés par le sens commun, leur crédo et l’appliquer.


Claude Iverné

Jean-Paul Droz: Votre site elnour.org donne largement la parole aux photographes soudanais constituant de facto un fonds documentaire exceptionnel. Une façon d’écrire une histoire de la diversité ethnique et culturelle de notre humanité ?
 
Claude Iverné: J’aurais volontiers contribué fin 19ème siècle aux missions photographiques lancées par le philanthrope Albert Kahn. Il s’agissait bien pour les opérateurs et la photographie de servir d’instruments d’enregistrement des cultures de la planète à fin de partage de connaissances, vecteur selon lui de paix entre les peuples. Tout comme pour l’ethnologie, le structuralisme et leurs détracteurs, Il manquait juste un pan majeur au point de vue circulaire : celui des peuples observés de près, étudiés de haut, le self point de vue.
 
Elnour[1] procède d’une intention applicable à tout territoire. D’une certaine façon je botte en touche. Il ne s’agit ni de porter un regard occidental unilatéral sur le monde ni d’un contre point. Elnour signifie la lumière, porter un éclairage, faire la lumière, éclairer. Eriger un ensemble pensé dès mes premiers travaux pour donner à voir par un regard démultiplié, circulaire et hétérogène, en dedans, intime, et en dehors, nourri d’apports hétérogènes, le tout constitutif de relief. Elnour propose la vision de soudanais (on m’y nomme le Rezeigat[2] blanc) sur leur propre territoire. Depuis quinze années d’exploration de la photographie au Soudan, j’y découvre une singulière histoire du médium voilée par la poussière et la cendre. Le leurre d’eurovision a fait long feu. La multiplicité des points de vues depuis vingt ans relativise et dissout lentement ce songe de photographie dite humaniste.


Jean-Paul Droz: merci Claude pour la qualité de cet échange et votre disponibilité



[1] Elnour, la lumière en langue arabe, bureau de documentation et maison d’édition fondée par Claude Iverné avec des photographes soudanais, artistes et chercheurs internationaux.   
[2] Nom d’un peuple du Darfour.



Mis en ligne le 12 février 2020